De l’encre et des larmes

Des bibliothèques aux librairies, des auteurs aux éditeurs, l’univers du livre est en mauvaise posture. Etat des lieux

Des bibliothèques vétustes, des librairies en péril, des auteurs peu soutenus par les pouvoirs publics, des ouvrages relégués au second plan, largement devancés par des best-sellers aux prix bradés, un budget dérisoire… Le livre est au coeur d’un débat ardent en Belgique francophone. Ce constat témoigne, peut-être, en vrac, du peu d’argent que les Belges consacrent à l’achat de bouquins (quelques 40 euros par an), de la dispersion des pouvoirs et du terrifiant casse-tête que représente la gestion du poste littéraire dans un pays subtilement fragmenté, au détriment d’une stratégie globale.

On dénombre 400 000 illettrés en Communauté française, 25 % des plus de 15 ans ne lisent jamais et le livre ne représente que 3 % du budget culturel… Ces chiffres, parmi d’autres, sont mis en exergue par le Conseil du livre, instance consultative chargée d’adresser des recommandations ciblées aux ministres compétents. Le Conseil a alerté, en janvier dernier, l’opinion publique. Avec des arguments qui soulignent que, depuis trente ans environ, le livre est bâillonné par un sous-financement structurel.

Caroline Lamarche, écrivain, a réagi, dans une carte blanche parue dans Le Soir du 29 janvier, à une déclaration de Rudy Demotte (PS), ministre du Budget, de la Culture et des Sports, qui a qualifié l’appel aux armes du Conseil du livre de « vrai et caricatural à la fois ». « Il oublie les nouveaux moyens de lecture créés par Internet. Le livre n’est plus seul », a clamé le ministre, rappelant dans la foulée que le budget global de la culture est en hausse de 11,35 % depuis 1999.

De son côté, Richard Miller (PRL), ministre de l’Audiovisuel, des Arts et des Lettres, martèle qu’il a fait du livre sa priorité pour 2002. Il annonce une augmentation du financement de ce secteur pour la période de 2003 à 2010, le dépoussiérage du statut de bibliothécaire et l’aménagement d’un « cyberespace » dans quelque 40 lieux de lecture publique.

« J’ai envie d’être un peu provocant: le livre a-t-il encore la même place dans la société? » demandait Rudy Demotte. Et Caroline Lamarche de répondre: « Le ministre du Budget a-t-il encore sa place comme ministre de la Culture? » En défendant le développement de la Toile face au bon vieux papier, Demotte aurait ainsi joué avec le feu. Il faut resituer ces propos dans un contexte plus large plaide le cabinet du ministre: « Rudy Demotte ne nie en rien la valeur du livre comme outil conceptuel, mais souhaitait rappeler qu’il est plus aisé, lorsqu’on cherche un article d’encyclopédie, de consulter Internet. Lorsqu’on a créé la voiture, on a craint la disparition du piéton et du vélo… » Commentaire du principal intéressé, dans Le Soir du 1er mars. « Ce qui était visé dans mon propos n’était pas le livre comme objet physique (…), mais les conséquences de la migration du texte du papier à l’écran. »

Le livre de langue française représente, en Belgique, un marché de quelque 208 millions d’euros et emploie 4 500 personnes. De 1996 à 2000, il n’a progressé que de 3 %, assène le Conseil du livre. Dans l’ensemble, pourtant, la production va crescendo. Si la bande dessinée représente près de 50 % du chiffre d’affaires global du secteur du livre, la littérature et les essais n’atteignent qu’à peine 1 %, contrairement à la France, où la littérature représente environ 20 % de l’ensemble.

Charles Picqué (PS), ministre fédéral de l’Economie et de la Recherche scientifique, a présenté récemment un avant-projet de loi sur le prix unique du livre. Il sera soumis, ce mois-ci, au Conseil des ministres. Le prix unique, garantie d’une offre diversifiée? Cela ne suffira pas, mais cela peut aider, avance en substance Charles Picqué. Il s’aligne ainsi sur la dizaine de pays européens qui ont déjà adopté cette mesure. Les titres dits « à rotation rapide » (les best-sellers) subiront ainsi un traitement égal à celui des créations plus pointues et, donc, moins vendues. Le prix du livre sera fixé par l’éditeur ou, le cas échéant, par le distributeur. Il ne pourra pas varier de plus de 5 % et ne changera pas durant six mois. Aucune dérogation ne devrait être consentie ni à la vente via Internet ni à la BD.

Le secteur semble plutôt favorable au changement, même si l’Association des éditeurs de Belgique, par exemple, demande un assouplissement de la réglementation pour la BD. Dans les rangs politiques, le du sénateur Alain Destexhe (PRL) a dit redouter un alignement vers la hausse pour les ouvrages de grande diffusion, de la BD au dictionnaire.

Autre sujet abordé par le Conseil dans son argumentaire et par le PSC dans sa « politique du livre »: l’évocation d’un partenariat avec la télévision pour mieux promouvoir l’écrit. Richard Miller rétorque que le nouveau contrat de gestion de la RTBF impose la diffusion, au moins 10 fois par an, d’une émission consacrée à la littérature. Hélas, avec des productions pauvres en reportages et chiches en intervenants, donc en échanges juteux, comment rallier à sa cause un public friand de sensations fortes?

Sans saluer à tout prix les pros de la pub façon Frédéric Beigbeder, auteur de 99 francs, et sans sombrer davantage dans le « syndrome » Umberto Eco, qui vante volontiers les mérites inouïs de l’inspecteur Derrick, on pourrait s’inspirer de quelques initiatives rutilantes prises dans ce sens par nos voisins d’outre-Quiévrain. Ceux-ci ont l’art de faire intervenir leurs auteurs dans les débats majeurs et estompent, dans le meilleur des cas, les barrières entre culture populaire et élitiste. Mais tout cela, objectera-t-on, c’est de la mise en scène. Et celle-ci, comme le glamour, est une question de moyens. Ce qui nous renvoie au lancinant problème: un financement approprié du secteur.

Emmanuelle Jowa

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