De l’autre côté…

Grand maître du fantastique, l’écrivain belge Thomas Owen a franchi la porte des mondes parallèles. Cette fois sans retour

En exergue de son roman Les Grandes Personnes, il avait repris un texte de Kierkegaard où l’on peut lire: « Pourquoi ne suis-je pas mort encore petit enfant? » Il aura eu l’occasion de se poser longtemps cette question porteuse d’intimes nostalgies, puisque c’est à l’âge de 91 ans que Gérald Bertot, alias Thomas Owen, a quitté un monde qu’il avait peuplé de fantasmes, peut-être une façon pour lui de ne pas devenir grand.

En même temps que l’écrivain, membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (où il occupait depuis 1976 le fauteuil de Constant Burniaux), c’est aussi Stéphane Rey qui disparaît: son double voué à la critique d’art et qui, parfois contesté par ses pairs, avait la faveur d’un public de lecteurs auquel il faisait la rare politesse de parler avec simplicité. Rappelons au passage que, « dans le civil », Gérald Bertot, docteur en droit (et, comme par hasard, licencié en criminologie), était minotier, administrateur d’une importante entreprise de Vilvorde, et qu’il présida notamment l’Association internationale de meunerie, à Paris.

Sa carrière d’écrivain remonte à plus de soixante ans, lorsqu’en 1941 il publie Ce soir, huit heures, son premier texte policier qui, sans faire exploser le genre, amorce une vocation qui, peu à peu, évoluera du goût pour l’énigme vers la passion pour le mystère. De quoi faire éclore ensuite le « fantastiqueur » (ainsi aimait-il se définir lui-même), dont l’art culminera dans les recueils de contes comme, entre autres, La Truie, Cérémonial nocturne, Le Tétrastome ou encore Les Maisons suspectes et Les Chambres secrètes, deux ouvrages où son imagination s’appuiera sur les tableaux de Gaston Bogaert. Il y excelle à concevoir et à manipuler les ressorts de la peur et s’installe dans le genre comme s’il avait enfin trouvé là, en allumant ces contre-feux, le moyen de conjurer sa propre angoisse: celle d’une enfance (elle-même « remplie de peur », comme il l’a dit) fatalement perdue, mais aussi déçue par Les Grandes Personnes. C’est dans ce roman (un des quatre de la veine littéraire non fantastique, publié en 1982) qu’il exprime le plus clairement ce déchirement suscité chez l’enfant par la prise de conscience du monde pervers des adultes. Ce que l’on peut déceler aussi, bien que différemment, dans Le Livre interdit – publié en 1944 et passé complètement inaperçu à une époque où les préoccupations étaient d’un autre ordre -, un roman qui annonce aussi la voie fantastique et « les pièges du Grand Malicieux », pour reprendre le titre de l’excellent ouvrage que Frédéric Kiesel a consacré à l’écrivain.

Bâtisseur de l’étrange

S’il ne s’est jamais considéré comme un styliste, Thomas Owen, qui fut l’ami et le disciple de Jean Ray, partageait avec le madré Gantois un prodigieux don d’efficacité. Avec autant de malice pour faire basculer l’ordinaire dans le fantastique et pénétrer dans les mondes parallèles comme on entre chez soi. Mais avec, en plus, une sensualité toujours présente et une touche d’érotisme à la fois fervent et subtil.

Ceux qui ont croisé son chemin savent combien l’homme était ouvert à la vie, jovial et toujours à l’écoute des plus jeunes, dont il faisait volontiers profiter son expérience d’écrivain. Ils ont pu apprécier aussi chez ce séducteur la rare faculté d’allier une ronde simplicité à une grande élégance naturelle. Que ce bâtisseur de l’étrange ait eu en même temps un regard très pointu sur le monde réel (ou supposé tel), on peut s’en convaincre à la lecture des courts textes, réflexions et aphorismes qu’il a accumulés au cours des ans (rassemblés plus tard sous le titre Glanures), et où l’on peut lire notamment: « Dans les articles consacrés au décès d’un artiste, je m’étonne toujours de la suffisante supériorité avec laquelle les vivants parlent des morts. » Sorry, Mr. Owen. Et bonne traversée…

Ghislain Cotton

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