De l’anarchiste du XIXe au djihadiste, un fil rouge sang

Un siècle avant les fous d’Allah, les anars  » dynamitards  » ouvrent le bal de la terreur internationale. Ils inaugurent la même spirale infernale : psychose, amalgames, réflexes et fantasmes sécuritaires.

Ils frappent toujours plus fort, partout, encore et encore. Peur sur les villes. Des régimes qui se mettent à trembler, des autorités qui s’affolent, les polices sur les dents, une presse qui s’enflamme, une opinion sous le choc, des migrants dévisagés d’un oeil soupçonneux. Un monde qui bascule dans l’ère des poseurs de bombes.

Ce n’est pas un coup des djihadistes mais des anarchistes, il y a plus de cent ans. Les fous d’Allah n’ont rien inventé. Spécialiste des relations internationales à l’Université de Gand, Rik Coolsaet en a récolté les indices au XIXe siècle finissant, lorsque le  » terrorisme international « , la psychose qu’il installe et l’obsession sécuritaire qu’il engendre font leurs premiers pas.  » Les ressemblances sont frappantes. Les djihadistes correspondent à maints égards aux terroristes anarchistes de jadis.  » Ils s’en distinguent aussi.

Chaud devant à la Belle Epoque, qui porte bien mal son nom. La misère du plus grand nombre côtoie l’opulence d’une élite bourgeoise qui profite de la nouvelle mondialisation des affaires sans se montrer disposée à en redistribuer les bienfaits. Alors, une toute petite minorité se radicalise. Imagine la violence pour se faire entendre. Rêve de faire advenir la révolution par l’assassinat.

Les grands de ce monde apprennent à régner dangereusement. A finir, plus que d’ordinaire, d’une mort violente : Alexandre II, tsar de Russie, en mars 1881 ; Sadi Carnot, président de la République française, en juin 1894 ; Umberto Ier d’Italie en 1900 ; William McKinley, 25e président des Etats-Unis, en septembre 1901. Mortelle randonnée parmi les têtes couronnées, au sommet des Etats les plus puissants. Rois, gouvernants, personnalités médiatiques et hauts lieux du pouvoir se retrouvent à la merci d’attentats mondains. Commis au poignard, au pistolet ou à la bombe, mais toujours retentissants. Où s’arrêtera-t-on si l’on va jusqu’à abattre, à l’âge de 61 ans, Elisabeth, impératrice d’Autriche, l’adorable Sissi ?

C’est une flambée de violence terroriste sans précédent :  » Un nombre assez extraordinaire d’attentats touche alors toute l’Europe, en usant de moyens de terreur étonnants « , explique Luc Keunings, spécialiste de l’histoire des polices belges. Elle n’expérimente pas encore lesattaques-suicides, les kamikazes ceinturés d’explosifs, le carnage délibéré. Mais le chimiste Alfred Nobel a mis sa science au service d’une nouvelle arme de destruction massive : la dynamite. Son usage se popularise dans la décennie 1890. Il sème la panique jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale à Paris, en décembre 1893. Des dizaines d’attentats secouent alors la capitale française, Londres et d’autres villes d’Europe découvrent la même hantise duposeur de bombes.

Car cette violence peut aussi être aveugle.  » Mais il est rare que des lieux publics, comme des cafés, soient pris pour cibles. La violence anarchiste touche avant tout le pouvoir et ses représentants : les juges, les policiers « , prolonge Luc Keunings. Il n’en faut pas plus pour alimenter la psychose : on se met à voir des  » dynamitards  » à tous les coins de rue, leurs coups d’éclat sont sur toutes les lèvres.

Comme au lendemain de ce 12 février 1894, lorsqu’un engin explosif atterrit dans un café parisien, le Terminus : un mort, vingt blessés graves. Lors du procès qui va le mener à la guillotine, le jeune Emile Henry, enfant de la classe moyenne sorti de polytech, se mure dans sa logique :  » Je pense que des actes de révolte brutale sont justes, car ils réveillent la masse et montrent le côté faible de la bourgeoisie qui tremble encore lorsque le révolté monte sur l’échafaud.  » On lui jette à la figure le sang d’innocents qu’il a sur les mains ?  » Il n’y a pas de bourgeois innocents.  » S’il émet un regret,  » c’est de ne pas en avoir tué plus « .

Pareille détermination glace le sang. Pourquoi tant de haine ? Horrifiée, la société bourgeoise ne peut capter les ressorts de ces  » terroristes  » d’un nouveau type. Qui ne reculent devant rien, affrontent calmement le sort qui les attend sous le couperet, et n’ont à la bouche que la lutte à mort engagée contre la souffrance sociale et l’injustice. Saper les bases de l’Etat bourgeois ? Les insensés !

 » Le terrorisme n’est jamais que la violence au service d’une cause qui ne nous plaît pas et que nous ne comprenons pas « , souligne l’historienne Anne Morelli (ULB), spécialiste des minorités.  » Comme le travailleur du XIX e siècle, le musulman est, de nos jours, souvent considéré dans les sociétés occidentales avec le même mélange de peur, de mépris et d’incompréhension « , observe Rik Coolsaet :  » La psychologie du terroriste n’a pas changé : l’idée qui domine en lui est que tout le monde est son ennemi.  »

Ce n’est pourtant pas un ressort obscurantiste qui arme le bras de l’anarchiste, recadre Luc Keunings, mais  » une volonté manifeste de mettre fin à l’oppression de la classe ouvrière, d’arriver à une société plus juste et plus libre « .

Le tableau de chasse de ces terroristes, en vingt ans d’action violente, finit par dépasser la cote d’alerte. Et qui donne le ton ? C’est, déjà, l’Oncle Sam. Au lendemain du  » Dallas  » avant la lettre vécu par les Etats-Unis en septembre 1901, Theodore Roosevelt, nouveau locataire de la Maison-Blanche, décrète la croisade contre le Mal :  » L’anarchie est un crime contre l’espèce humaine et toute l’humanité devrait s’unir contre l’Anarchiste.  » Avec un grand A, pour mieux désigner à la planète entière l’ennemi public numéro un à abattre.

 » L’anarchisme devient un véritable repoussoir « , enchaîne Luc Keunings. Le portrait-robot de ces ennemis de  » l’ordre civilisé  » s’étale à la une des journaux, sous les gros titres sensationnels qu’inspire chacun de leurs faits d’armes.  » L’imaginaire populaire en fait des personnages sombres et fanatiques, arborant barbe noire et la bombe à la main « , note Rik Coolsaet.

Cette nébuleuse sent d’autant plus le soufre qu’elle flirte avec le banditisme. Le doux idéaliste, l’intellectuel, le déclassé, y côtoient le faux-monnayeur violent, le criminel de droit commun, le psychopathe. Certains y puisent une inquiétante célébrité. Comme ce François Ravachol, délinquant marginal élevé au rang de symbole du  » souffle de la haine et de la résistance « , qui, en 1892, finit, à 33 ans, sur l’échafaud.

Du travail d’amateur, derrière cette vague de terreur ? Pour Rik Coolsaet,  » les cellules anarchistes qui préparaient des attentats n’étaient rien de plus que des sectes mal organisées et quasi religieuses qui agissaient à leur guise. Seule les liait une haine commune du statu quo qui marginalisait une grande partie de la société « . Elles n’ont pas de Daech pour les sponsoriser, pas de  » patrie  » de la terreur sous la bannière de laquelle se ranger.

On se refuse pourtant à croire que ces  » chiens fous  » ne soient pas les instruments d’une insaisissable  » Internationale noire « . Ils ont forcément des alliés, des complices dans la place. Ils peuvent aisément se fondre dans ces masses d’individus venus d’ailleurs, à cette époque de grands flux migratoires. Le président McKinley n’a-t-il pas succombé sous les balles d’un immigrant polonais ? La peur de la main de l’étranger s’installe.

Une excitation hystérique gagne les populations, alimente un fantasme sécuritaire qui confond terrorisme et anarchisme. Tout travailleur devient un terroriste potentiel, tout intellectuel sympathisant de l’anarchisme un agent de radicalisation en puissance et dénoncé comme tel. Vague d’arrestations, journaux interdits, mesures législatives d’exception, coopération policière intensifiée à l’échelle internationale. On se promet entre Etats de s’échanger des informations, on s’engage à extrader les auteurs des attentats. L’idée est même caressée d’établir, quelque part dans l’océan Pacifique, une colonie pénitentiaire pour anarchistes.De mâles résolutions qui résistent mal aux égoïsmes nationaux.

La sévérité de la répression et du châtiment appelle à la vengeance des  » martyrs  » de la cause anarchiste et suscite de nouvelles vocations terroristes. Spirale infernale bien inconnue.

Au carrefour de cette chasse à l’homme, la petite Belgique. Sa réputation de terre d’accueil des victimes des tyrannies n’est plus à faire.Socialistes allemands, anarchistes russes, carlistes espagnols, rebelles italiens à la domination autrichienne, patriotes polonais, proscrits engendrés par les commotions révolutionnaires dont la France est coutumière : les réfugiés politiques des quatre coins de l’Europe y affluent par vagues successives. Les têtes pensantes de la subversion y trouvent un point de chute ou y font simplement étape : Jules Vallès, Buonarroti, Bakounine, Proudhon, Lelewel, Marx, Lénine, Auguste Blanqui. Sans parler de Victor Hugo, que le coup d’Etat de Napoléon III en 1851 pousse à l’exil à Bruxelles.

Colonie souvent remuante, fichée  » encombrante  » par la Sûreté publique belge. A tenir à l’oeil.  » Terre d’accueil oui, mais pas pour les ennemis de l’ordre et pas pour ceux dont la présence sur le territoire belge compromet les bonnes relations de la Belgique avec leurs gouvernements respectifs, rappelle Anne Morelli. Surveillés par la police belge, et dans le cas des opposants français aussi par la police française oeuvrant en Belgique, les exilés politiques sont considérés comme des fauteurs de troubles en puissance.  » A la moindre incartade, c’est la porte. Marx reçoit son bon de sortie en 1848, peu après la publication du Manifeste du parti communiste.

La Belgique renâcle à accueillir tous les réprouvés du monde.Ou alors en se pinçant le nez. L’éphémère Commune insurrectionnelle, au pouvoir à Paris au printemps 1871, c’était un peu comme si un mini-Etat islamique s’était implanté au coeur de l’Europe et de l’ordre bourgeois. Les communardes surtout sèment l’épouvante : on assure qu’elles incendient au pétrole les demeures des possédants. Pas de ces sulfureuses  » pétroleuses  » chez nous !

Lorsque l’écrasement de la Commune dans le sang pousse par centaines les communards proscrits à chercher refuge en Belgique, le comité d’accueil est glacial. A la Chambre, le catholique Jules D’Anethan, ministre belge des Affaires étrangères, cache bien sa joie :  » Le gouvernement belge usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol belge de gens qui méritent à peine le nom d’homme et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées. Ce ne sont pas, d’après nous, des réfugiés politiques […]. Le gouvernement ne permettra pas que la Belgique soit déshonorée par la présence de pareils criminels, qui sont la honte de l’humanité.  » Ces  » buveurs de sang  » seront donc traités avec toute la rigueur voulue. Pour s’en être indigné haut et fort, Victor Hugo est expulsé.

Ce sens tout relatif de l’hospitalité peut suffire à faire passer la Belgique pour un repaire de comploteurs, un sanctuaire pour poseurs de bombes en cavale. La Sûreté est à cran.  » Elle craint toujours de se voir confrontée avec des anarchistes tels que Malatesta, arrêté en Belgique pour complicité dans l’attentat qui avait coûté la vie à Alexandre II, ou ces  » nihilistes  » russes basés à Liège, ou encore les patriotes polonais Berezowski et Jaranowski qui, de Belgique, avaient fomenté en 1867 un attentat contre le tsar « , rapporte Anne Morelli. Emile Henry, le  » Saint-Just de l’Anarchie « , n’était-il pas passé par la capitale belge ?

Aussi, lorsque la flambée de violence anarchiste embrase l’Europe, le pays craint-il le pire.  » Une psychose de la dynamite, du revolver ou du poignard envahit les esprits « , relate l’historien Luc Keunings qui refuse pourtant de l’exagérer :  » Même si Bruxelles ne fut jamais la plaque tournante de l’anarchie, les exploits des « dynamitards » frappent les esprits.  » Ils font quelques émules à Liège, secouée en 1892 et en 1894 par des explosions. Un attentat finit même par viser la tête : Léopold II est la cible en 1902 d’un anarchiste italien, Gennaro Rubino.

Il y a mort d’hommes parmi les forces de l’ordre : un policier bruxellois, gravement atteint au cerveau en 1897 par les balles d’un anarchiste faux-monnayeur ; un militaire, victime d’une bombe destinée au chef de la brigade de la Sûreté à Liège en 1904 ; deux policiers gantois, mortellement abattus par un anarchiste russe en 1909.

Que fait la police ? Son métier et son devoir. Avec les moyens du bord, déjà considérés comme insuffisants. On refuse ainsi d’armer d’un revolver les flics du bureau des étrangers de la police de Bruxelles, douze hommes noyés sous la paperasse. L’unité avoue son impuissance à tenir à l’oeil les anarchistes isolés venus de l’étranger qui s’installent dans les faubourgs de la capitale. C’est avec une certaine bonhomie policière que sont traités ces  » loups solitaires « .

Face à la menace, le pouvoir garde la tête froide. Pas de déploiement de forces spectaculaire, pas de militaires dans les rues. Pas encore de niveaux d’alerte terroriste à relever.

On ouvre l’oeil du côté des anarchistes étrangers. On resserre les boulons aux frontières, où  » la police des passeports  » appliquée aux étrangers s’était assouplie depuis le milieu du siècle.  » La politique de la Sûreté à l’égard des immigrés se fait de plus en plus sévère, en particulier vis-à-vis des indigents et des réfugiés politiques remuants « , relève Luc Keunings. La Sûreté belge prend langue avec la préfecture de police de Paris, la  » Special Branch « de Londres, l' » Okhrana  » du tsar. Elle fait le déplacement à Rome, en 1898, pour un  » sommet  » qui planche sur une  » Internationale des polices  » anti-anarchiste à laquelle la Belgique s’oppose.

 » Le pouvoir réagit de manière pragmatique et mesurée, alors qu’il aurait pu aller plus loin dans son approche sécuritaire. Il y a bien sûr instrumentalisation des attentats anarchistes par l’élite conservatrice belge : l’amalgame socialiste = anarchiste = violents révolutionnaires. Mais cela ne se traduit pas par la mise en place d’un Etat policier « , selon Luc Keunings.

Le terrorisme anarchiste finit par s’éteindre peu après 1900, victime  » de sa propre violence  » qui le mène à l’impasse, en l’éloignant de la classe ouvrière et en renforçant l’Etat bourgeois et son appareil répressif. Depuis, la stratégie du chaos a trouvé repreneurs.

Sources : Rik Coolsaet, La chasse aux anarchistes aux alentours de 1900, revue de la Pensée et les Hommes, 2010. Anne Morelli, Belgique, terre d’accueil ? Rejet et accueil des exilés politiques en Belgique de 1830 à nos jours, Ecole française de Rome, 1991. Luc Keunings, Ordre public et peur du rouge au XIXe siècle, Revue belge d’histoire contemporaine, 1994-1995.

Par Pierre Havaux

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