Für alles in dieser Welt (Grauzone), © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - PRIVATE COLLECTION/IMAGE : COURTESY WENTRUP/DEBBY TERMONIA

De chair et d’esprit

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Hans Waege, l’intendant de l’Orchestre national de Belgique.

Hans Waege est un homme bavard. Bavard, mais occupé. En attendant son retour de Gand où l’intendant de l’ONB enseigne le vendredi après-midi à l’université, il vous est offert de prendre le café avec l’attaché de presse dans le local  » photocopie  » (accessoirement la cuisine) au dernier étage de la célèbre galerie Ravenstein à Bruxelles. L’occasion de se familiariser avec cette drôle d’institution d’une centaine de personnes, fière de ses 80 printemps, et qui, il faut l’avouer, se sentait un peu malmenée ces dernières années. Entre les déclarations électorales hasardeuses des projets de fusion avec l’Orchestre symphonique de la Monnaie, elle a eu chaud. Et marre aussi. Deux cafés plus tard, l’attaché de presse est heureux de confirmer que tout va pour le mieux aujourd’hui et d’ajouter, oeil complice et voix basse :  » Sincèrement, ce fut un réel soulagement de voir débarquer Hans Waege à la direction de l’ONB.  »

Et c’est le regard plein d’admiration qu’il évoque ses réussites à la direction de la philharmonie d’Anvers ou de Rotterdam.  » C’est su-per de travailler avec lui.  » Débarque alors le messie, pétillant comme une boisson euphorisante, ultralooké dans un pull vert aux motifs cernés de noir ; pour peu, il ferait penser à un David Bowie bronzé et en bonne santé. Hanche collée au frigo et Nespresso dans la main, le patron embraie sur sa vision de l’institution.  » Nous sommes une maison artistique aux confins de plusieurs cultures, entame-t-il d’un léger accent mêlant toutes les langues germaniques. Notre vocation n’est pas d’être un juke-box de tubes classiques sans qu’il y ait de lien entre eux. Non ! Nous sommes avant tout une maison d’art qui se doit de raconter une histoire, à nous de trouver le fil rouge entre la musique, l’art et les émotions. Deuxièmement, reprend-il, en léger contrapposto de la jambe gauche cette fois :  » Nous devons surprendre et faire redécouvrir des morceaux que le public pense déjà connaître mais exécutés de telle manière qu’elle leur donnera l’impression de les découvrir pour la première fois. Enfin, j’aimerais valoriser certains répertoires, moins connus, qui font partie du contexte historique de l’ONB, né avec le Palais des beaux-arts, un véritable chef-d’oeuvre moderniste réalisé par Victor Horta. Donc, faire découvrir la musique née dans ce contexte de modernité, valoriser les oeuvres qui ont véritablement changé le message artistique et déplacé les limites de la musique, c’est là notre ambition…  »

Hans Waege, intarissable, assène alors que  » la musique n’est pas seulement là pour l’entertainment ou pour se détendre le vendredi soir après une semaine de travail. Non, l’art, ça veut vraiment dire quelque chose « . Ça tombe bien, on est là pour ça.

Les racines de la normalité

Et traversant les couloirs préfabriqués – style  » cabane de chantier  » – pour vous emmener dans son bureau, le rutilant intendant précise, avant de dévoiler ses oeuvres d’art préférées :  » Je n’ai pris que du « contemporain contemporain ». Je n’avais pas envie de valoriser de l’art déjà célébré. En revanche, tous mes choix ont un lien avec la musique.  » Et, s’installant dans un des quatorze sièges de sa grande table de réunion :  » Quand j’ai découvert ces trois oeuvres d’art, je suis resté littéralement figé, bloqué sans pouvoir bouger.  » Il s’interrompt :  » Ça se dit ça, en français ? C’est correct ?  » interroge ce Flamand parfait quadrilingue.  » En tout cas, s’il vous plaît, reprenez-moi quand je fais une faute.  » Et de se lancer :  » On dit que l’amour commence toujours avec un arrêt physique sur quelqu’un et ce n’est qu’ensuite que ce sentiment de « chair » doit se transformer en « esprit ». Eh bien, pour moi, l’art, c’est la même chose ! Je m’arrête d’abord devant une oeuvre, sans savoir pourquoi. Ce n’est qu’ensuite que j’analyse et que j’essaie de comprendre la démarche qui a présidé à sa création. Il faut direqu’à la base, je ne viens pas du tout d’un milieu cultivé. Mes parents sont des gens braves, de bons chrétiens, attachés à leur village et à leur église. Dans ce genre de milieu, le monde se divise en deux : ceux qui vivent comme nous et qu’on considère comme la  » normalité « , et le reste du monde, qui, par opposition, n’est « pas normal ».  »

Issu d’une famille flamande simple et modeste donc, c’est grâce à la chorale de l’église et au collège d’Audenarde que le jeune Hans découvre la musique et la peinture. Des nuits passées à écouter de la musique sous ses couvertures et des journées à aider sa mère pour les tâches ménagères (en échange de quoi, il pouvait disposer de la sono du salon ou acheter des livres). L’art et Hans, ça a tout de suite été le grand amour. L’ouverture sur le monde, c’est à la KUL, où Waege sort diplômé en sciences sociales et statistiques appliquées. Grâce à des  » professeurs merveilleux « , il découvre alors que la normalité n’est qu’affaire de conventions sociales. Il comprend alors ce que sont véritablement la culture et les valeurs.

Le génie de l’imperfection

Mais il est temps d’aborder son premier coup de coeur : Growth, de Lydia Gifford, une artiste découverte lors d’une exposition dans une galerie londonienne.  » Je trouve son travail génial, c’est d’une poésie et d’une esthétique folles. Ce qui me fascine, c’est cette fausse « simplicité », car si cette oeuvre semble en apparence très simple, elle est composée en réalité de couleurs, de mouvements et de lenteur ; elle est d’une grande profondeur. Elle est à la fois « finie » et « non finie », comme si l’artiste avait décidé d’interrompre un processus qu’elle aurait pu continuer. Elle semble nous dire : « C’est ici que je choisis de m’arrêter. » Cette oeuvre n’est pas « exacte » et c’est ça qui la rend parfaite. J’adore « ce petit coin qui lui manque », un peu comme Beethoven qui, dans une composition parfaite, va chercher l’endroit où briser la perfection du connu, le moment où introduire un petit changement qui cassera le rythme de la musique sinon plus évidente… C’est là tout son génie ! Gifford, j’ai le sentiment que son travail est le résultat d’une bataille entre la liberté et l’aléatoire, entre la structure et le hasard, un tableau qui finalement se « civilise » dans une esthétique magnifique.  »

Hans Waege poursuit ses envolées pour atterrir sur Max Frintrop.  » Même sentiment qu’avec Lydia Gifford : je suis à Art Cologne et je m’arrête devant Hörspiel. Bang ! Je suis fasciné, claque-t-il des mains. L’art, c’est un peu un process. Vous êtes devant une oeuvre et tout ce que vous avez emmagasiné comme bagage intellectuel commence à se mettre en branle pour vous permettre de reconnaître le caractère extraordinaire de l’oeuvre qui vous fait face. Courageusement, je finis par demander le prix qui s’avère, pour moi, très important. Je m’en vais faire un tour et y réfléchir quand j’apprends quelques minutes plus tard qu’elle vient d’être vendue à une grande collection américaine (NDLR : la famille Hort). J’étais triste et content. Finalement, j’avais meilleur goût que je ne le pensais.  »

Très à l’aise dans son rôle et ravi de parler d’art, Hans Waege admet avoir plus confiance en lui aujourd’hui.  » J’ai commencé par l’art ancien car le rapport m’était plus familier ; à l’église, il y en avait beaucoup. Du coup, l’art contemporain, je n’osais pas. Pour moi, ça demandait beaucoup trop de confiance en soi. Ce n’est qu’avec mon burn-out, il y a quelques années, que j’ai osé m’intéresser véritablement à l’art contemporain ; la confiance c’est aussi un process : elle arrive pas à pas, petit à petit. Sans doute, quand on n’est pas issu d’un milieu socialement aisé, y a-t-il plus de pas à faire.  »

L’anoblissement de l’art

Hans Waege enchaîne avec Für alles in dieser Welt, un immense tableau de Gregor Hildebrandt.  » Ahhhh Gregor ! C’est une oeuvre d’ambition muséale. Un artiste poétique, issu d’un sérail plus classique mais très créatif. On raconte que, quand il était étudiant, il se promenait toujours avec une cassette audio dans la poche de sa chemise, pour que la musique soit au plus près de son coeur.  » Un instant, nous perdons notre intendant, suspendu à la poésie du geste de l’artiste. Mais, très structuré, le professeur spécialisé en statistique appliquée et en gestion culturelle prend la relève.  » Plus tard, Gregor franchit une étape supplémentaire et décide de matérialiser la musique en récupérant des bandes de cassettes audio et vidéo pour les coller sur une toile. Pour lui, c’est un acte d’anoblissement de l’art. Et je le comprends. Quand on songe que, jadis, les matériaux employés pour la peinture étaient des pigments issus de pierres précieuses… Lui, il décide de matérialiser la musique en en faisant un tableau. Mais quelle poésie ! C’est d’autant plus intéressant que, pour cette oeuvre, comme pour d’autres, Hildebrandt a choisi d’en exposer les deux faces, un peu comme en photo : en exposant l’endroit et l’envers, il en révèle le positif et le négatif.  »

Et la face  » cachée  » de Hans Waege ? Il tournicote un peu. Puis concède que, sans doute, la tentation du pouvoir le challenge un peu.  » Je voulais étudier les sciences politiques. J’avais cette ambition de changer le monde et, naturellement, j’étais fasciné par les gens qui avaient le pouvoir de le faire. J’ai opté pour d’autres études, qui me correspondaient plus. Mais quand je regarde le monde aujourd’hui, je me rends compte que la politique change les hommes et leurs idéaux. C’est terrible ! Je pense que c’est ce « sentiment de pouvoir » qui les grise et fait que, à un moment donné, ça leur tourne la tête. Je vois déjà le risque dans des fonctions comme les miennes… En tout cas, j’en suis tout à fait conscient, je fais donc très attention.  » De son côté  » pile « , l’intendant ne semble pas vraiment plus à l’aise de parler. C’est par un long éclat de rire qu’il tente d’évacuer la question. Finalement, il avoue :  » Je ne sais pas ce que les gens perçoivent mais je sais que l’émotion et la compassion sont deux choses très présentes chez moi. Dans mes précédents jobs, j’avais un peu tendance à les considérer comme des faiblesses alors qu’aujourd’hui, je suis tout à fait conscient qu’elles m’enrichissent.  »

Avant de partir changer de vêtements, pour la photo (il préfère), Hans Waege répond à une toute dernière question. Sur la raison d’être de l’art. Sans tergiverser, il fait fuser la réponse :  » C’est la confrontation d’un être humain avec ses valeurs. Je suis véritablement persuadé que l’art a le pouvoir de nous améliorer et de nous guider vers plus de moralité. Car, au fond, qu’est-ce que l’art si ce n’est le lieu où notre humanité se manifeste ?  »

Dans notre édition du 10 mars : Thomas Gunzig.

PAR MARINA LAURENT ? PHOTO : DEBBY TERMONIA

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