Dans l'atelier des dessinateurs, la nouvelle salle du musée Horta, on peut découvrir une sélection des moulages adressés aux artisans. © MUSÉE HORTA BASTIN AND EVRARD

Dans les coulisses du décor

Une nouvelle salle du musée Horta, à Bruxelles, à laquelle répond une exposition inédite sur l’ornement, révèle les rouages cachés derrière la ligne en  » coup de fouet  » du célèbre architecte belge. Passionnant.

Après cinq années d’affaires fructueuses – les commandes se sont succédé à un rythme soutenu, depuis l’hôtel réalisé pour l’ingénieur Camille Winssinger jusqu’à celui conçu pour la famille Solvay – Victor Horta (1861 – 1947), désormais à l’aise financièrement, peut enfin penser à bâtir ses propres murs. En 1898, il achète deux parcelles, à hauteur des actuels numéros 23 et 25 de la rue Américaine, dans la commune de Saint-Gilles. Deux parcelles ? D’emblée, l’architecte installé à Bruxelles a le projet d’accoler un atelier à sa maison personnelle, un choix aux allures de manifeste en ce qu’il abouche la théorie à la pratique. Horta sait très bien ce qu’il fait : ayant repéré le niveau inférieur de la construction d’en face, il a conscience que la verrière qu’il imagine pour les dessinateurs qui l’épaulent sera en permanence baignée de lumière naturelle (non sans prendre soin d’en marteler les vitres afin que ses employés ne soient pas distraits par l’extérieur).

Une  » oeuvre d’art totale  » : la décoration, le mobilier et la conception des espaces revêtent autant d’importance que le bâtiment lui-même.

A la fois demeure personnelle, outil de travail, laboratoire et carte de visite, le double bâtiment, qui verra le jour en 1901, est pensé dans le moindre de ses recoins, une constante chez ce talent réputé  » lent et cher « . Devenu musée en 1966, soit trois ans après que la commune en a fait l’acquisition, le lieu n’a eu de cesse de se déployer au fil du temps. A chaque nouvelle étape, le mystère du génie Horta s’éclaircit un peu, les contours de son inspiration se précisent. Pour les visiteurs belges, qui ne constituent que 16 % de l’audience (le chiffre est décevant quand on sait l’incroyable valeur patrimoniale de l’édifice), c’est l’occasion de comprendre que le natif de Gand n’est pas seulement celui par qui la lumière est entrée dans les intérieurs à travers le prisme des vitraux. Pas plus que l’on ne peut réduire son apport à la seule arabesque végétale… pourtant ô combien emblématique de l’Art nouveau.

Pour prendre la mesure de la touche Horta, il faut prêter l’attention la plus haute aux moindres détails de ce qui constitue sa première maison personnelle. Celle-ci témoigne des  » forces  » qui se sont exercées sur l’architecte. Il y a d’abord la base, l’endroit d’où il démarre, à savoir son expérience professionnelle marquée par le classicisme d’un Alphonse Balat (1818 – 1895), architecte des Serres royales de Laeken dont le style se caractérise par la ligne pure des modèles classiques, de l’Antiquité à la Renaissance italienne. En bon élève avide de  » tuer  » le père, même s’il n’a jamais caché sa dette envers celui-ci, Victor Horta entend se libérer de cette droite empreinte de simplicité. A une époque fascinée par le mouvement, celle-ci est vécue comme statique et inexpressive. Pour y échapper, le jeune architecte va s’alimenter à plusieurs sources.

Moulage d'un pinacle pour l'Hôtel Solvay, à Bruxelles (ca. 1894-1898).
Moulage d’un pinacle pour l’Hôtel Solvay, à Bruxelles (ca. 1894-1898).© DÉPÔT DU MUSÉE ART & HISTOIRE MUSÉE HORTA

Il y a d’abord la nature qui s’impose à lui mais attention, pas n’importe laquelle. De la plante, Horta retient la tige, cet élément qui dit le mieux la dynamique du monde végétal. La libération stylistique voulue arrive également par la lecture des écrits de Viollet- le-Duc (1814 – 1879), dont le rationalisme et la fidélité à la destination du bâti le séduisent (on sait que Horta affectionnait le sur-mesure, raison pour laquelle il passait beaucoup de temps à écouter les besoins et à faire expliciter le mode de vie de ceux qui s’adressaient à lui). Le Japon, découvert à travers les oeuvres de ses amis collectionneurs, convainc également le bâtisseur, notamment par le biais de son goût pour les stylisations et les asymétries. Enfin, c’est le mouvement rocaille, ce rococo français du xviiie siècle dont les ornementations imitent les rochers, les pierres naturelles et la forme incurvée de certains coquillages, qui suscite son adhésion. Le tout non sans un soupçon de rigueur en plus, certains n’hésitant pas à qualifier le style Horta de  » Louis XV aux contours calvinistes « .

La maison comme refuge

Pour envisager la révolution Horta dans sa globalité, il faut également évoquer le  » bruit de fond de l’époque  » comme le qualifie Benjamin Zurstrassen, le conservateur du musée éponyme. Quel est-il ? La tonalité de la fin du xixe siècle se mesure à travers un livre, Les Villes tentaculaires, un recueil de vingt poèmes qu’Emile Verhaeren fait paraître en 1895.  » Il y a cette prise de conscience d’une urbanité néfaste qui épuise l’homme, qui l’empêche de s’épanouir. Face à ce constat, Victor Horta va imaginer la maison comme un refuge, un aquarium dans lequel il fait entrer une nature stylisée. Il va dessiner des maisons-portraits à l’image des commanditaires. On peut également penser au roman A rebours de Joris-Karl Huysmans qui raconte le repli vers l’intérieur d’un antihéros, Jean des Esseintes. Il s’agit de vivre en compagnie d’ouvrages précieux et d’objets rares « , souligne l’expert.

Pour le visiteur, l’impression qui se dégage est celle d’être au coeur de la forge de l’Art nouveau.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’influence de la musique, en particulier de l’opéra, pour appréhender les détours de la patte Horta. Benjamin Zurstrassen détaille :  » Il était fou de Wagner, il a fait le voyage à Bayreuth. Il explique dans ses mémoires que, lorsqu’il était célibataire, il passait toutes ses soirées à l’opéra. C’était un ami personnel du violoniste Eugène Ysaye. C’est une évidence : il y a une dimension musicale à l’oeuvre dans ses réalisations.  » La demeure de la rue Américaine en témoigne avec brio. Impossible de ne pas penser aux phrases et leitmotivs musicaux, présents chez le compositeur de Tristan und Isolde mais également identifiables dans les fugues d’un Jean-Sébastien Bach, devant les motifs décoratifs qui s’annoncent et se répondent au fil des pièces. Mieux, c’est carrément à l’idée de gesamtkunstwerk, d’une  » oeuvre d’art totale « , à laquelle on pense face à un agencement intérieur dans lequel la décoration, le mobilier et la conception des espaces revêtent autant d’importance que le bâtiment lui-même.

Les Trains, projet pour papier peint, Maurice Denis (ca. 1893).
Les Trains, projet pour papier peint, Maurice Denis (ca. 1893).© COLLECTION PRIVÉE, FRANCE MAURICE DENIS

En ouvrant au public une nouvelle salle, l’atelier des dessinateurs, le musée Horta (1) permet à tout un chacun de passer dans les coulisses de cette atmosphère symboliste aboutie. C’est également l’occasion de toucher du doigt la maîtrise ornementale totale. Comment Horta traitait-il cette question ? Par le biais d’une rupture.  » Il est courant jusqu’au xixe siècle de respecter un clivage entre les beaux-arts et l’industrie. Le créateur Art nouveau décide de lutter contre la hiérarchie des pratiques artistiques. C’est donc tout naturellement qu’architectes et peintres s’attellent, par exemple, à la réalisation de papiers peints, de tissus ou de quincailleries « , indique Benjamin Zurstrassen. Ce n’était donc pas sans arrière-pensée que Victor Horta avait prévu de juxtaposer son domicile privé, dans lequel était installé le bureau personnel, et son atelier comprenant une petite vingtaine de dessinateurs ainsi que, au sous-sol, trois ou quatre sculpteurs.

A la lumière de cette configuration, le nouvel espace inauguré montre, preuves à l’appui, comment on passait d’un croquis griffonné sur un morceau de papier à une réalisation à la finition exemplaire. On le sait, ses écrits en témoignent, le maître d’oeuvre travaillait d’arrache-pied, il pouvait passer des jours et des nuits pour atteindre le résultat voulu. En lui se condensaient toutes les forces et les influences décrites plus haut. Puis,  » le croquis jaillissait de sa plume, de façon soudaine, comme un artiste « , relève le conservateur.

La suite ?  » De son bureau personnel, les croquis étaient envoyés à l’atelier des dessinateurs où de jeunes architectes en devenir mettaient à l’échelle les croquis, ceux-ci travaillaient à raison de douze heures par jour. Lesquels croquis étaient ensuite envoyés au sous-sol où des sculpteurs réalisaient les moulages. Ces moulages étaient adressés tels quels aux artisans pour assurer une réalisation fidèle. Presque chaque détail était moulé : la clenche, le chapiteau, le dossier de chaise… « , signale aussi Benjamin Zurstrassen. En plus d’une soixantaine de pièces de quincaillerie remarquables, l’autre temps fort du lieu consiste à présenter, au travers d’élégantes vitrines, une sélection de ces moulages parmi près de 500 exemplaires déposés par le musée Art & Histoire. Pour le visiteur, l’impression qui se dégage est celle d’être au coeur de la forge de l’Art nouveau, à l’endroit précis où idée et forme accèdent à l’existence.

(1) hortamuseum.be

L’urgence de l’ornement

Parallèlement à l’ouverture au public de l’atelier des dessinateurs, le musée Horta propose une exposition autour de la thématique de l’ornement. Celui-ci joue un rôle crucial dans le programme de l’Art nouveau puisqu’il permet de rompre avec l’imitation du passé caractérisant l’architecture néoclassique tout autant qu’il offre l’occasion d’exprimer la proximité avec les techniques artisanales. L’ornement vu par Horta, c’est la prédominance d’une ligne sans angle droit. Constituée de courbes, de contre-courbes et terminée par un crochet, comme le fouet qui claque dans les airs, cette ligne souple et nouvelle assure la cohérence du style, de l’extérieur à l’intérieur. L’accrochage programmé par le musée, qui se présente sous la forme d’une sorte d’herbier mural, aligne plus de 80 dessins, dont 61 inédits, en provenance de toute l’Europe, qu’il s’agisse d’oeuvres de William Morris, d’Henry van de Velde, Josef Hoffmann ou encore de Charles R. Mackintosh, précurseur du Modern Style. Ces projets pour tissus et papiers composent une large fresque livrant une sorte de grammaire des motifs à découvrir du premier coup de crayon à l’oeuvre définitive. Le tout plonge le visiteur au coeur de l’acte créateur de cette parenthèse artistique relativement brève. De fait, lancé en 1860, l’ornement voit son élan brisé à partir de 1910 lorsqu’un certain Adolf Loos, architecte autrichien gagné au dépouillement, écrit qu’il n’est rien de moins qu’un  » crime « .

Secrets d’atelier. L’Ornement Art nouveau : au musée Horta, à Bruxelles, jusqu’au 27 septembre prochain.

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