Graines d'étoiles, de Françoise Marie. © SCHUCH PRODUCTIONS

Dans les coulisses du ballet

Arte.tv et Disney+ proposent chacune une série documentaire en immersion dans une école de ballet. Par le hasard de ces diffusions, Graines d’étoiles et On Pointe font résonner la récente polémique sur le manque de diversité à l’Opéra de Paris.

Parmi l’offre pléthorique de vidéos à la demande, deux documentaires bien ficelés partagent le même sujet: Graines d’étoiles et On Pointe. Dans le premier, la réalisatrice Françoise Marie a suivi pendant une année scolaire les élèves de l’Ecole de danse de l’Opéra national de Paris. L’ établissement, fondé en 1713 sous Louis XIV (donc la plus ancienne école de danse du monde occidental), rassemble à Nanterre, dans la banlieue parisienne, 130 élèves de 8 à 18 ans, dont le rêve ultime est d’intégrer un jour le Ballet de l’Opéra de Paris et d’y briller en tant qu’ étoile. Arte.tv propose (gratuitement, jusqu’au 29 juin prochain) les deux saisons de la série: l’une a été tournée entre 2011 et 2012, l’autre a retrouvé la plupart des protagonistes cinq ans plus tard pour constater leur évolution.

Un bastion réactionnaire qui, sous prétexte de sauvegarder ses traditions et son authenticité, se met à l’abri de certaines évolutions de la société.

Dans On Pointe (de « sur pointes », cette position caractéristique apparue dans le ballet romantique), disponible depuis décembre dernier sur la plateforme payante Disney+, Larissa Bills s’attache aux jeunes élèves de la SAB, la School of American Ballet inaugurée en 1934 par le chorégraphe russe George Balanchine. Au Lincoln Center de New York, elle accueille des élèves de 6 à 18 ans. Eux aussi ont, pour la plupart, un rêve bien concret: entrer au New York City Ballet, également fondé par Balanchine et auquel l’école est rattachée. On Pointe a été tourné pendant l’année scolaire 2019-2020 et a dû assister à la fermeture prématurée de l’établissement au printemps, pour cause de Covid-19. Le climax est cependant assuré par l’enjeu majeur que constitue la mise en scène du traditionnel Casse-Noisette pour les fêtes de fin d’année, perpétuant depuis 1954 la chorégraphie de Balanchine. Deux équipes de 63 enfants y côtoient les danseurs professionnels adultes du New York City Ballet

On pointe, de Larissa Bills.
On pointe, de Larissa Bills.© DISNEY+

Question raciale

En se focalisant sur les efforts et les sacrifices consentis, la compétition qui s’impose malgré la camaraderie, ou encore la joie de ceux qui sont choisis en contraste avec la déception de ceux qui ne le sont pas, les deux séries assurent un quota d’émotions digne de Koh-Lanta. Graines d’étoiles en particulier, en reprenant le fil cinq ans plus tard, démontre à quel point, dans le ballet classique, si déjà peu sont appelés, les élus ne sont qu’une poignée. Et pour les quelques élèves qui ont réussi à entrer à l’Opéra de Paris à l’issue de leur formation, la lutte n’est pas finie, puisqu’il faudra chaque année surmonter le stress du concours de novembre pour espérer grimper dans la hiérarchie et décrocher des rôles de solistes.

Tout n’est pas rose au ballet. Et, en dehors du documentaire, l’Opéra de Paris a été forcé de se remettre en question quand, à l’été 2020, un petit groupe d’employés métis ou noirs a diffusé un manifeste attirant l’attention sur le manque de diversité et certaines pratiques discriminatoires au sein de la maison: « De la question raciale à l’Opéra de Paris ». Circulant d’abord en interne (il a été signé par 300 salariés sur 1 500, et pris très au sérieux par le nouveau directeur Alexander Neef), ce manifeste a été relayé par la presse. M, le magazine du Monde, en faisait sa couverture le 26 décembre dernier. Sur la photo qui regroupait les cinq danseurs du Ballet comptant parmi les auteurs du document, on pouvait reconnaître Awa Joannais et Jack Gasztowtt, deux des ados suivis par Graines d’étoiles.

Arthur Mitchell, premier Noir à avoir intégré le NY City Ballet.
Arthur Mitchell, premier Noir à avoir intégré le NY City Ballet.© GETTY IMAGES

Un fameux tabou est ici levé, dont quelques indices parsemaient déjà le documentaire de Françoise Marie. La saison « cinq ans après » retrouvait notamment Jack, choisi pour un des rôles principaux de Raymonda, ballet créé par Marius Petipa en 1898 et introduit dans le répertoire de l’Opéra de Paris par Rudolf Noureev. Pas n’importe quel personnage: Abderam, chef sarrasin qui tente de séduire l’héroïne éponyme en l’absence de son fiancé Jean de Brienne, parti à la croisade. Soit à peu près le seul rôle du répertoire romantique qui puisse lui être attribué, selon les conventions, en fonction de sa couleur de peau.

La danse est partout, et le berceau de toutes les danses est plus probablement en Afrique que partout ailleurs.

Plus marquant encore, lors de la première saison, on assiste aux répétitions des jeunes danseurs qui vont participer à La Bayadère, autre ballet de Petipa revisité par Noureev. La chorégraphie contient une séquence traditionnellement exécutée par des enfants, la « danse de négrillons ». Pour ce faire, les petits rats sont grimés de brun. Un blackface, donc. Quelques années après le tournage, ce même tableau des négrillons avait déclenché une polémique alors que Benjamin Millepied, le nouveau directeur de la danse à l’Opéra de Paris, principalement formé à la SAB et ancienne étoile du NY City Ballet, l’avait rebaptisé « danse des enfants » et refusé qu’on poursuive la pratique du blackface. Ce ne sera pas le seul point de friction, et Millepied finira par démissionner en 2016.

Maria Tallchief, première danseuse étoile d'origine améridienne.
Maria Tallchief, première danseuse étoile d’origine améridienne.© GETTY IMAGES

Tallchief et Mitchell

Ce « négrillonsgate » est révélateur d’un écart entre les traditions du ballet à Paris et ce qu’est aujourd’hui le ballet aux Etats-Unis. Un décalage que l’on perçoit en comparant les deux séries. On Pointe met ainsi l’accent sur la diversité à la SAB. On y voit par exemple comment l’école organise des auditions dans les différents quartiers de New York. C’est de cette façon qu’Isabela, 9 ans, vivant dans un appart du Bronx avec ses parents hispanophones, est admise. La fillette cite comme danseuse modèle Maria Tallchief, première danseuse étoile d’origine améridienne, issue de la SAB, membre du NY City Ballet et épouse de Balanchine entre 1946 et 1951. Le documentaire suit aussi Sam et Taela, deux élèves afro-américains. Cette dernière est amenée à danser un extrait d’ Agon, ballet de Balanchine créé sur une composition de Stravinsky en 1957 et où figurait Arthur Mitchell, premier danseur noir à avoir intégré le NY City Ballet, en 1955, et promu principal dancer l’année suivante. Et lors la saison du tournage, Charlotte Nebres, que l’on voit parmi les élèves même si la réalisatrice ne la suit pas en particulier, a été la première fillette afro-américaine à incarner Marie, héroïne du Nutcracker de Balanchine.

Sans trop idéaliser la situation à la SAB (notons que les deux élèves de dernière année admises comme stagiaires au NY City Ballet sont grandes, blanches et blondes), on relève tout de même une autre différence de taille, plus globale, entre les deux écoles: alors que les jeunes de New York poursuivent une scolarité normale parallèlement à leurs cours de danse, l’Ecole de Nanterre organise la scolarité en son sein, et quasiment les deux tiers des élèves sont pensionnaires de l’établissement. Soit une vie 24 heures sur 24 entre soi.

Un univers clos, à l’image du Ballet de Paris lui-même, comme le souligne Annie Bozzini, directrice de Charleroi Danse et grande connaisseuse de l’histoire de la danse (lire aussi l’encadré ci-contre). « C’est un bastion ré- actionnaire qui, sous prétexte de sauvegarder ses traditions et son authenticité, se met à l’abri de certaines évolutions de la société. Mais il n’y a pas que le Ballet, il y a aussi le public, qui est son miroir, et les mécènes, puisque l’Etat ne suffit pas à financer l’institution, et ces mécènes ne sont pas plus en avance sur leur temps. Ce trio maintient des formes assez rétrogrades. » Ce qu’ Annie Bozzini reproche aussi au Ballet, c’est « de s’ être instauré comme seule référence de la danse ». « Alors que historiquement et au niveau de l’ensemble du monde, c’est faux. Si on remonte à Louis XIV, le ballet de cour n’est qu’une codification des danses villageoises. Le « pas de bourrée » n’est pas né à l’Opéra de Paris! La danse est partout, et le berceau de toutes les danses est plus probablement en Afrique que partout ailleurs. » De quoi remettre, salutairement, les choses en perspective.

Sidi Larbi Cherkaoui, directeur du Ballet Vlaanderen, continue à monter ses propres créations, comme Memento Mori.
Sidi Larbi Cherkaoui, directeur du Ballet Vlaanderen, continue à monter ses propres créations, comme Memento Mori.© EASTMAN

Et en Belgique?

En Belgique, il ne reste plus qu’un seul ballet professionnel de tradition classique, le Ballet royal de Flandre (Ballet Vlaanderen), fondé à Anvers en 1969 par Jeanne Brabants. Deux ans auparavant, Hanna Voos avait, de son côté, fondé à Charleroi le Ballet royal de Wallonie. En 1990, à la mort du directeur Jorge Lefebre, danseur cubain venu des Ballets du XXe siècle de Béjart, c’est Frédéric Flamand qui est nommé. Le corps de ballet est alors dissous et l’institution devient Charleroi Danse, centre chorégraphique dédié principalement à la danse contemporaine. « Ce choix correspond à une étape historique de l’évolution de la danse, analyse Annie Bozzini, son actuelle directrice. Ce pays n’avait pas forcément besoin de deux compagnies de ballet, avec des publics qui avaient tendance à se restreindre et, en même temps, il fallait trouver les moyens de développer la danse contemporaine. »

Depuis 2015, la direction artistique du Ballet Vlaanderen a été confiée à Sidi Larbi Cherkaoui, danseur et chorégraphe passé notamment par Parts, l’école d’ Anne Teresa De Keersmaeker, et les Ballets C de la B d’ Alain Platel. Un profil non classique, donc. « Ce qui révèle aussi quelque chose d’une évolution », relève Annie Bozzini. Connu pour ses relectures du répertoire ( Les Indes galantes, L’Oiseau de feu, Faun…), Sidi Larbi Cherkaoui n’en continue pas moins à monter ses propres créations. Comme Memento Mori, créé en 2017 sur la musique de Woodkid, qui est proposé – Covid oblige – en streaming ce 6 février (tickets via operaballet.be).

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