Dans la caverne de l’ours

La grotte Scladina, près d’Andenne, est un gisement préhistorique de toute première importance: les fragments d’ADN prélevés sur des ossements d’ours des cavernes commencent à livrer leurs secrets

Les sites préhistoriques jouissent souvent d’un cadre enchanteur. L’entrée de la grotte de Sclayn, qui s’ouvre sur le Fond des Vaux, près d’Andenne, n’échappe pas à la règle. Classé au rang de « site archéologique à caractère exceptionnel », il s’est mué récemment en un véritable observatoire des méthodes de fouille, accessible au public: une première dans l’histoire de la protection et de la valorisation de notre patrimoine préhistorique. A l’entrée, le visiteur assiste d’emblée au lavage des sédiments. Puis il est rapidement attiré dans les profondeurs de la terre. Au fond d’une étroite galerie comportant des concrétions, il surprend alors les archéologues sur le lieu même des dernières découvertes. Agenouillés, la truelle dans une main, le pinceau dans l’autre, ces passionnés lisent le sol avec une méticulosité extrême, page par page, millimètre par millimètre. Un jeu de fils à plomb suspendu au plafond délimite chaque mètre carré. Cette méthode a permis à chacun des 5 millions d’ossements et aux 30 000 éclats de silex exhumés depuis 1978 d’être reportés minutieusement sur papier, puis en trois dimensions sur disque dur. Chaque vestige, numéroté et empaqueté, a pris ensuite le chemin des collections pour y être étudié en détail.

Quand le site a été découvert, au début des années 1970, les dépôts sédimentaires d’origine éolienne, fluviale et cryoclastique (éclatement des parois de la grotte par le gel durant les glaciations) comblaient la cavité jusqu’à la voûte. Mais les fouilleurs du cercle archéologique local en ont vite compris l’importance. Un sondage réalisé par l’équipe du Pr Marcel Otte, de l’université de Liège, a ensuite définitivement fixé le sort de la grotte. Depuis la dernière époque interglaciaire, il y a quelque 130 000 ans, les couches accumulées ici renferment une montagne d’informations sur les climats du passé, les types de végétation, les modes de vie des hommes et des animaux disparus. Sur 7 mètres, la séquence stratigraphique (1), scellée par d’anciens planchers portant des stalagmites et datés par de nombreuses méthodes radiométriques (carbone 14, uranium/thorium, thermoluminescence, spectrométrie gamma), est si complète et si bien conservée qu’une valeur étalon leur est désormais acquise au niveau européen.

Avec la découverte exceptionnelle, en juillet 1993, d’une demi-mandibule d’un enfant néandertalien ayant vécu il y a 127 000 ans, c’est la consécration. D’importants subsides débloqués par le Commissariat général au tourisme permettent désormais à la grotte-école de s’ouvrir au public et aux étudiants en archéologie, qui viennent y gratouiller pendant l’été. Avec la présence à Sclayn d’un habitat du paléolithique moyen, la vallée de la Meuse, berceau de la paléoanthropologie mondiale, renoue aussi avec son glorieux passé. Engis (1830), La Naulette (1866), Fond-de-Forêt (1895) et surtout Spy (1886) sont les sites qui ont permis aux pionniers de fournir les arguments décisifs aux darwinistes. A l’époque, ces anticonformistes cherchaient à faire admettre à la communauté scientifique internationale, imprégnée par la vision biblique de la création, l’existence d’un type humain antérieur à celui d’aujourd’hui. Si les chercheurs actuels savent que l’homme de Spy (ou homme de Neandertal) n’est pas vraiment notre ancêtre, mais plutôt un lointain cousin, ceux-ci tentent de répondre à d’autres questions pour lesquelles de simples ossements associés à des bifaces (silex taillés primitifs) ne suffisent plus.

« L’infiniment petit, un grain de pollen, un grain de sable, un fragment d’ADN, est porteur d’énormément d’informations, résume Isabelle Loodts, qui dirige, avec Dominique Bonjean, le chantier de l’ASBL Archéologie andennaise et de l’université de Liège. A la croisée des disciplines scientifiques de pointe, la grotte sert actuellement de gisement pour de nombreuses équipes de recherche mises en confiance par la continuité et la qualité des méthodes de fouille. » Les datations des couches de sédiments sont ainsi confrontées aux analyses palynologiques (l’étude des pollens) qui donnent une image du paléoenvironnement de chacune d’entre elles, mais aussi à la présence ou non de dents de micro-mammifères, connus pour être très sensibles aux variations du climat. Quant au dosage isotopique du carbone (13C/12C) et de l’azote (15N/14N) réalisé sur le maxillaire de l’enfant préhistorique, il lève une toute petite partie du voile qui recouvre son mode de vie. Il suggère que son alimentation, essentiellement carnée, provenait d’herbivores chassés dans un environnement ouvert qui caractérisait alors toute la région. Par ailleurs, une infime trace de découpe au silex sur sa mâchoire atteste un rituel complexe, peut-être lié à un ensevelissement à cet endroit.

Des os qui en disent long

Parmi les espèces disparues au pléistocène (avant- dernière période du quaternaire, entre 1,6 million d’années et 13000 ans av. J.-C.), l’ours « des cavernes » est celui dont les ossements sont les plus abondants dans la grotte. Ce lieu où il venait hiberner – et donc souvent mourir – est à l’origine de son appellation. Depuis une dizaine d’années, cet animal, jadis très commun en Europe, a focalisé toute l’attention des paléogénéticiens.

Ces derniers se sont rendu compte que des fragments d’ADN (environ 150 paires de bases), conservés dans les dents et les phalanges vite desséchées après la mort de l’individu, avaient pu résister aux ravages du temps. Le site de Sclayn peut d’ailleurs se targuer d’avoir fourni les plus vieux fragments d’ADN du monde : 13 000 ans! Depuis peu, des techniques très délicates permettent de libérer ces messages codés, de les « photocopier » en très grand nombre afin de les détecter et, enfin, de pouvoir les lire. Les restes morphologiques des ours bruns et de leurs cousins contemporains « des cavernes », trop proches les uns des autres, avaient jusqu’ici laissé la question ouverte quant à leur lignée respective. Grâce à la paléogénétique, les chercheurs ont pu récemment démontrer que la lignée des uns s’était séparée des autres il y a 1,2 million d’années, au cours d’une période d’isolement.

Inadaptation génétique

« L’abondance d’ossements particulièrement bien conservés et parfaitement datés à Scladina en a fait un animal modèle pour notre équipe, résument Catherine Hänni et Ludovic Orlando, du Centre de génétique moléculaire et cellulaire de l’université Claude Bernard, à Lyon. S’il est exclu de ressusciter par clonage l’ours disparu grâce à cette méthode (pour comparaison, le génome humain comporte 6 milliards de paires de bases), il est en revanche possible de comprendre pourquoi il s’est éteint il y a 12 000 ans. La diversité génétique de cette espèce semble en effet fortement liée au climat. Les ours, « prisonniers » des glaciations et ayant moins l’occasion de se déplacer et de se rencontrer que durant les périodes tempérées, auraient souffert d’une diversité génétique en baisse. Ils auraient disparu tout simplement faute d’avoir pu s’adapter. » La même équipe travaille également sur l’ADN mitochondrial. Objectif: parvenir à calibrer l’horloge moléculaire, à savoir la vitesse à laquelle les gèns évoluent. A leur tour, les aiguilles de cette horloge devraient permettre de dater le moment d’apparition d’une espèce par calcul et non plus par estimation. A Sclayn, l’aventure ne fait que commencer.

(1) La stratigraphie est l’étude de la succession chronologique des roches de l’écorce terrestre.

Visites guidées pour les groupes sur réservation. Tél.: 081-58 29 58. E-mail: Scladina@swing.be

Marc Fasol

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