Danger

Malgré certaines précautions, tout contribue à rendre le cyclisme sur route sans cesse plus dangereux. En ce début de saison, il paie à nouveau un lourd tribut à la fatalité : un décès et plusieurs accidents

Le 15 février dernier, à Cartama (Andalousie), Ricardo et Javier Otxoa, 26 ans, frères jumeaux et coureurs professionnels dans l’équipe Kelme, étaient fauchés par une voiture, alors qu’ils effectuaient une sortie d’entraînement. Le conducteur, Sebastien Fernandez, recteur de l’université des sports de Malaga, s’était assoupi au volant. Ricardo est décédé dans la demi-heure qui a suivi l’accident. Javier, vainqueur, l’an dernier, de l’étape pyrénéenne du Tour de France, à Hautecam, lutte toujours pour sa survie, victime de plusieurs fractures et de problèmes respiratoires.

Quinze jours plus tard, au Tour de Murcie (Espagne), Tayeb Braikia, coureur danois de l’équipe belge Lotto, a heurtait violemment le sol à la suite d’une chute collective survenue au cours d’un sprint massif. Grièvement blessé au visage, il a sans doute échappé à l’issue fatale grâce à son casque. Enfin, dans les derniers kilomètres de la première étape de Paris-Nice, sur une route rendue glissante par la pluie, une vingtaine de coureurs ont dérapé et glissé sur le sol, comme des savonnettes. Parmi eux, Axel Merckx, l’un des favoris, a été contraint à l’abandon et au repos forcé.

Rien qu’en Espagne on a dénombré 6 cas mortels au cours des sept dernières années. Le sport cycliste reste donc une pratique particulièrement dangereuse, tant en compétition qu’à l’entraînement. « Et même davantage dans le second cas », estime Jean-Luc Vandenbroucke, ancien coureur et directeur sportif qui sera, à la fin de septembre prochain, le directeur de la course du Circuit franco-belge. Coureur actif, le Mouscronnois parcourait de 35 000 à 40 000 kilomètres par an. Il a effectué environ 15 fois le tour de la terre à vélo. Il n’a subi que trois accidents sérieux : à chaque fois, c’était lors d’un entraînement.

Le problème du cycliste: son terrain n’est pas un lieu fermé et protégé, mais la route, ouverte à tout le monde. Certes, le coureur doit emprunter les pistes cyclables. Il le fait seulement tant qu’il est jeune. Mais dès qu’il atteint un certain niveau, il les évite, parce qu’il s’y trouve encore plus en danger : mal entretenus, ces tronçons présentent des bordures et des nids-de-poule, sont recouverts de terre ou de graviers, autant de causes de chutes et de crevaisons. De plus, le professionnel à l’entraînement file bon train, aux environs de 35 km/h, et il pousse des pointes de plus de 50 km/h. Très souvent, sur ces pistes, tracées le long des maisons, les riverains estiment mal une telle vitesse et se hasardent dans l’exécution de manoeuvres qu’ils n’ont pas vraiment le temps d’accomplir lorsqu’un cycliste débouche.

Tout cela rebute le champion, qui opte donc pour la chaussée. Là, surgissent d’autres dangers, d’autant plus importants que le nombre de véhicules ne cesse d’augmenter. Dans une circulation accrue et sur des routes étroites, les automobilistes et, surtout, les camionneurs n’ont pas toujours l’occasion de dépasser les cyclistes en toute sécurité, même si ces derniers ont reformé leurs rangs en file indienne. « Il en résulte de l’énervement et, parfois, à l’arrêt d’un feu rouge, de vives altercations, si bien qu’on en vient quelquefois aux mains », affirme Vandenbroucke. Même dans un pays comme le nôtre, où il existe une réelle culture du vélo, tous les chauffeurs ne sont pas respectueux des cyclistes, professionnels ou non.

Le constat est encore plus alarmant dans d’autres régions. A l’occasion des championnats du monde organisés en Colombie, les participants européens craignaient de prendre la route. Au Tour d’Afrique du Sud, des voitures avaient été autorisées à circuler dans le sens de la course. Il y a deux ans, au Tour du Japon, l’épreuve a été détournée, en dernière minute, sur des petits chemins non gardés, pour laisser le passage à un show parade.

Des solutions ? Sans doute, l’entraînement en groupe, dans des lieux adaptés à l’exercice, avec des voitures annonçant et suivant le passage du peloton, procure une protection. Mais le professionnel du vélo, appelé à effectuer jusqu’à 100 jours de course par an, loin des siens, n’apprécie que modérément ces séjours collectifs. De plus, il existe des entraînements spécifiques à chaque coureur. On n’empêchera donc jamais le champion cycliste, dont le volume de travail est très grand, de sillonner les routes en solitaire, exposé aux dangers, avec comme seules sauvegardes, sa vigilance, sa prudence et son casque. En Belgique, le port de ce dernier est obligatoire en compétition. Il est facultatif en France et en Espagne. Il y a une dizaine d’années, il avait fait l’objet d’une polémique entre dirigeants et coureurs, d’abord résolument opposés à cet accessoire. A présent, allégé, mieux adapté et sans gêne réelle, il réunit davantage d’adeptes. « En course, de plus en plus de coureurs le portent, mais à l’entraînement, c’est encore rare », constate Vandenbroucke.

En compétition, l’UCI (Union cycliste internationale) veille. Il existe, en effet, des règles strictes concernant, à la fois l’organisation et la conduite, qui protègent le coureur. L’UCI oblige les organisateurs de se préoccuper de la bonne image de leur épreuve, notamment en matière de sécurité. « En fait, la fédération internationale responsabilise les organisateurs en leur imposant d’intervenir eux-mêmes auprès des pouvoirs publics pour la mise à disposition d’un itinéraire conforme à la compétition cycliste et à la sécurité des concurrents et des spectateurs. A défaut, l’UCI dégrade l’épreuve, la faisant descendre de catégorie sur la base d’un ensemble de paramètres, réexaminés chaque année, parmi lesquels la sécurité occupe une place prioritaire », explique Jean-Marie Leblanc, directeur du Tour de France, mais également membre de la commission de l’UCI chargée, notamment, de la sécurité.

D’une manière générale, le premier garant de la sécurité des coureurs est le service d’ordre. En pratique, à l’occasion des grandes courses, la caravane dispose de l’usage prioritaire de la route. Cela signifie qu’à son approche, la circulation normale est momentanément neutralisée par les forces de l’ordre. En revanche, le Tour de France, la plus grande compétition cycliste du monde, est la seule épreuve à bénéficier de l’usage privatif de la voie publique. Environ deux heures avant le passage des coureurs, la route est entièrement dégagée, dans les deux sens, et surveillée à tous ses accès, qui sont interdits.

Ainsi protégée, la caravane progresse dans un ordre bien établi. Il existe un code de la route particulier aux courses cyclistes, fixant les obligations et les droits de chacun : coureurs, commissaires de course, directeurs sportifs, médecins, journalistes, etc. Il faut tenir son rang et sa ligne. L’ensemble est dirigé par le directeur de course, avec lequel toutes les voitures ont obligatoirement une liaison radio. Il n’empêche. A vitesse élevée, souvent à plusieurs de front, coureurs et voitures suiveuses sont régulièrement en conflit ou dans des situations potentiellement dangereuses. La scène du directeur sportif, conduisant d’une main et passant un bidon à son coureur de l’autre, en ne jetant qu’un regard sporadique devant lui, effraie parfois. Garder la sécurité sous contrôle dans ce cas-là est, en réalité, le fruit d’une longue expérience et d’une grande complicité, établies au fil du temps entre coureurs et suiveurs. Des conventions tacites existent à propos de manoeuvres à exécuter, tour à tour déclenchées par un appel de phares, un coup de klaxon ou un simple geste de la main. « Il faut avoir les yeux partout. Surtout dans le rétroviseur. Car les coureurs qui reviennent après une crevaison prennent le sillage des voitures pour profiter de l’effet d’aspiration. Mais le moindre coup de frein de la file peut provoquer la collision. En douze années d’exercice de ce gymkhana, cela a toujours été ma hantise : heurter un coureur », avoue Vandenbroucke. Heureusement, l’ancien directeur sportif de Lotto n’a jamais eu à déplorer que quelques tôles froissées au contact d’autres voitures d’assistance. En effet, malgré les règles, les conducteurs se frayent souvent trop imprudemment un chemin pour secourir au plus vite un coureur victime d’un incident technique.

Hauts lieux du danger : les arrivées en peloton et les descentes de cols, surtout par temps de pluie. Dans l’exercice très particulier du sprint, il existe de véritables spécialistes. Ce sont des coureurs capables de donner toutes leurs forces dans les 300 ou 400 derniers mètres, après avoir été, dans certaines courses, protégés longtemps du vent et des efforts inutiles par des équipiers dévoués et expressément dévolus à cette tâche. Au Tour d’Italie, Mario Cipollini, l’un des plus rapides d’entre eux, a été chronométré à plus de 75km/h de moyenne dans les derniers 100 mètres d’une dizaine d’étapes, soit des pointes de plus de 80 km/h.

La bataille de ces hommes est souvent spectaculaire et sans merci. Intrépides, ils ne reculent devant aucun affrontement. Vandenbroucke est formel : « A une centaine de mètres de la banderole, le sprinter ne pense plus au danger. Il ne songe qu’à la victoire. » Souvent même, ils se bousculent en jouant des coudes et provoquent des chutes, parfois très lourdes de conséquences. Dès lors, pendant un sprint, le coureur doit être très vigilant. Il doit tout voir, même derrière lui, et se méfier des coups d’épaule qui sont l’arme favorite des plus roublards.

De telles manoevres se produisent aussi longtemps avant la ligne finale. Tout spécialement dans les classiques du Nord, le Tour des Flandres et Paris-Roubaix. Là, avant l’entame d’une courte escalade sur une route étroite ou l’approche de tronçons pavés, il s’agit d’aborder la difficulté en tête d’un peloton souvent encore très compact. « Ce sont autant d’arrivées, avec les dangers que cela comporte », affirme Vandenbroucke, jadis grand spécialiste de ce genre de courses.

Les pires ennemis du cycliste restent toutefois la pluie et le vent, qui accentuent encore les pièges traditionnels de la route : marquage au sol glissant, taches d’huile, rails, pavés, etc. Un violent coup de vent latéral peut subitement déstabiliser la trajectoire de tout un peloton, jusqu’à jeter les coureurs à terre. De plus, avec le temps, les obstacles artificiels ne cessent d’augmenter, multipliant les risques. Désormais, s’accumulent les ralentisseurs de vitesse, les îlots directionnels et autres chicanes que les compétiteurs n’aperçoivent pas toujours à temps.

A Milan-Sanremo – l’épreuve italienne qui ouvrira, le 24 mars, le cycle des grandes classiques comptant pour la Coupe du monde -, un autre danger, particulier à cette course, guette les participants : l’hélicoptère ! L’issue de la primavera se joue, en effet, presque à chaque fois, dans l’escalade et la descente des nombreux capi de la fin du parcours, dont le célèbre Poggio, à 5 kilomètres de l’arrivée. Sur ces routes étroites et sinueuses, les prises de vue destinées au reportage télévisé ne sont possibles qu’à partir de la caméra installée dans un hélicoptère, en survol rapproché du peloton. Outre la perturbation atmosphérique qu’il provoque, l’appareil cause également grand bruit. « Or le coureur roule aussi « à l’oreille », souligne Vandenbroucke. Au moindre crissement de freins, il serre ses poignées. Mais le bruit de l’hélico empêche toute perception. » Sur le Poggio, davantage encore qu’ailleurs, on met des bâtons dans les roues des cyclistes.

Emile Carlier

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