Crise: où va-t-on ?

Faut-il encore les présenter ? L’ancien sherpa de Mitterrand à l’Elysée, éditorialiste au Vif/L’Express, et le conseiller des grands patrons, essayiste polygraphe (1), débattent sur les raisons et les conséquences de la tempête qui secoue l’économie mondiale. Jamais l’avenir n’a été si incertain.

Depuis le début de cette crise, Jacques Attali, vous avez fait très tôt un parallèle avec 1929. Et vous, Alain Minc, quelle est votre analyse de la situation ?

Alain Minc : Jacques avait raison sur le diagnostic théorique, mais la grande différence avec 1929, c’est que, si les Etats avaient fait ce qu’ils sont en train de faire aujourd’hui, alors peut-être aurait-on évité Hitler. A présent, il s’agit de savoir si une succession de rustines intelligemment placées permettra de maintenir sous contrôle la propagation de la crise. Je crois que ce sera le cas en Europe. On voit bien les deux ou trois établissements bancaires qui sont en danger, mais le problème est gérable. Aux Etats-Unis, la situation est plus compliquée. Le plan Paulson est très courageux, mais la bonne solution aurait été d’orchestrer l’entrée temporaire de l’Etat au capital des banques. Mais, pour les Américains, idéologiquement, cela aurait été un pas de trop.

Jacques Attali : La question, aujourd’hui, est de savoir si on va passer directement en 1945. Autrement dit, si on va pouvoir mettre en place de nouvelles structures de gouvernance sans avoir à subir l’agonie du système. Les causes profondes sont simples : nous avons vécu une globalisation du marché sans globalisation de l’Etat de droit. Nous avons laissé se développer les hedge funds et les produits dérivés sans contrôle, et souvent dans des paradis fiscaux. Et nous voici devant une équation infernale : d’un côté, le plan Paulson et ses 700 milliards de dollars ; de l’autre, ses 2 700 milliards d’actifs invendables dans les banques américaines. D’un côté, un PIB mondial qui s’élève à 50 000 milliards ; de l’autre, un marché des dérivés au moins de l’ordre de 350 000 milliards. Que fait-on ? La seule chose certaine, pour l’heure, c’est que le capitalisme financier l’emporte. Le système est peut-être sauvé pour un temps. Par le gouvernement américain, menacé de devenir une annexe de Wall Street. Et par la Banque centrale des Etats-Unis, qui récupère des titres dont beaucoup ne vaudront bientôt plus rien.

Alors qui va payer ?

J. A. : A terme, c’est soit le contribuable, par le biais de l’augmentation des impôts, soit le consommateur, victime de la restriction du crédit, soit l’épargnant, dont les fonds seront rognés par l’inflation. Tout le monde perd, sauf le capitalisme financier.

Pensez-vous que le risque de crise systémique est désormais écarté ?

J. A. : Bien sûr que non. On ne sort pas d’une crise majeure comme cela. Le c£ur des sociétés démocratiques, c’est la confiance. Si on bascule dans une économie de la peur, de la panique, il ne faut pas l’aggraver par des annonces intempestives.

A. M. : Moi qui suis optimiste, j’ai tendance à penser qu’on a tout de même de bonnes chances de basculer dans la confianceà

J. A. : Le rétablissement de la confiance prendra du temps et nécessitera des mesures exceptionnelles, mais réalisables. Il faut interdire les marchés à terme aux institutions financières (sauf pour faire de la couverture de risque de transactions réelles) et leur demander de cesser toutes relations avec les paradis fiscaux et les hedge funds. Mais si, un jour, les rehausseurs de crédit, les émetteurs de cartes de crédit ou les hedge funds devaient être menacés, ce serait alors une tout autre histoire.

Globalement, cette crise vous paraît-elle avoir été bien gérée ?

A. M. : D’abord, je voudrais rendre hommage à celui qui, le 8 août 2007, a mis 75 milliards d’euros sur le marché, c’est-à-dire à Jean-Claude Trichet. Car c’est bien la Banque centrale européenne qui est intervenue la première. Elle a été suivie par la Réserve fédérale et le Trésor américains. Le  » top départ  » a donc été parfaitement donné. Sans doute fallait-il aller plus vite en matière de régulation. Mais il faut tenir compte du contexte idéologique américain. Il fallait vraiment que la crise empire pour que l’administration Bush accepte d’aussi gigantesques entorses à sa vision du monde.

J. A. : Il faut ajouter à ce tableau d’honneur la France, qui a très bien géré cette crise. En prenant les commandes, en ne paniquant pas, en ne parlant pas trop tôt. En revanche, plusieurs acteurs n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire : le premier, c’est la Banque d’Angleterre, qui a géré cette tempête en dépit du bon sens. Le deuxième, c’est le Trésor américain – sa trop visible collusion avec Wall Street a explosé en vol. Enfin, l’Union européenne n’a pas montré une grande capacité d’initiative.

A. M. : A cet égard, ce à quoi l’on vient d’assister est la justification du traité de Lisbonne et du rôle d’un président stable du Conseil européen. Quand l’Europe est dirigée par une personnalité qui occupe l’espace, elle existe. Cela plaide pour que ses présidents soient des stars, comme Tony Blair, et non des gens un peu gris. Cela est vrai pour la crise financière comme pour l’affaire géorgienne. Blair aurait pu faire ce qu’a fait Nicolas Sarkozy. Mais pas Jean-Claude Juncker, quelles que soient ses qualités.

Dans son discours de Toulon, Nicolas Sarkozy a évoqué la nécessité de trouver et de punir les responsables. Est-ce la bonne méthode ?

J. A. : A mon sens, non. Il ne s’agit pas de trouver des responsables, mais plutôt d’identifier les mécanismes qui nous ont conduits là.

A. M. : Prenons le cas de Richard Fuld [l’ancien PDG de Lehman Brothers]. Il a refusé une proposition de rachat de sa banque parce qu’il estimait que la prime n’était pas suffisante. Estimez-vous que c’est une faute pénale ?

J. A. : On peut penser malgré tout qu’une fois la crise passée l’opinion publique réglera ses comptes avec ses élites. [En France,] elle dira : on est obligés de créer un impôt nouveau pour financer le revenu de solidarité active (RSA) et, en dix minutes, on trouve 3 milliards d’euros pour une banque ! Il est donc très important de commencer, dès maintenant, la pédagogie parce que, sinon, les accusations vont monter contre l’économie de marché.

A. M. : Je ne suis pas aussi pessimiste, mais je pense malgré tout que la bourgeoisie, comme on dit en langage marxiste, n’a pas intérêt à scier la branche sur laquelle elle est assise. Or, quand je vois certaines attitudes réactionnaires à propos des parachutes dorés, je suis perplexeà

On évoque beaucoup 1929, mais les conséquences économiques sont sans comparaison. Comment voyez-vous la suite ?

A. M. : Je suis nettement plus optimiste qu’au mois de juillet, quand la stagflation menaçait. La stagflation, c’est un chewing-gum qui colle aux doigts pendant de nombreuses années ! Aujourd’hui, c’est plutôt la stagnation, ou une récession temporaire, qui se profile. Le risque inflationniste à court terme a diminué, et la politique de taux en tiendra compte le moment venu. On rebondira donc plus vite qu’on ne pouvait l’escompter avant même le paroxysme de la crise.

J. A. : Il faut relativiser. Prenez la France : si le PIB devait chuter de 5 points, ce ne serait pas une catastrophe : cela nous ramènerait au niveau de vie que nous connaissions en 2000. Les problèmes sont de justice sociale.

A. M. : J’ajoute qu’on a quand même connu une extraordinaire période de croissance mondiale de 7 % par an. On ne peut pas faire une photo sans regarder le filmà

J. A. : à En plus, la France ne connaîtra pas une décroissance de 5 points. Mais, je le répète, un problème de justice sociale se posera, c’est certain. Même s’il est écrit dans le Talmud, si hostile à la pauvreté :  » Quand le riche devient pauvre, il faut l’aider plus que les anciens pauvres, parce qu’il a pris l’habitude de vivre bien.  »

A. M. : Je ne suis pas sûr que l’on puisse donner cela comme devise à Wall Street !

J. A. : En revanche, dans les pays en développement, les conséquences d’un fort ralentissement économique seraient beaucoup plus graves. Les Chinois, par exemple, expliquent que, si leur croissance descend en dessous de 6 %, c’est leur système politique qui sera en danger. Certains vont même jusqu’à dire que la principale victime des subprimes, ce sera le Parti communiste chinois.

A. M. : La question est de savoir si le modèle de croissance chinois est durable ou non. Si c’est le cas, on sortira, cahin-caha, de cette affaire. Sinon, on va voir du paysage ! Et je suis incapable de faire un pronostic.

J. A. : Personne n’en sait rien. Les Chinois affirment qu’ils sont obligés de soutenir les Etats-Unis parce que tous leurs avoirs sont investis là-bas. Il y a donc une connivence de fait entre les deux pays. C’est cette connivence qui devrait sauver l’économie mondiale.

Avez-vous le sentiment, comme l’a proclamé Nicolas Sarkozy, que  » le laisser-faire, c’est fini « , que nous vivons la fin d’une époque ?

A. M. : Le capitalisme fonctionne quand le marché et la règle de droit sont l’avers et le revers de la même réalité. Pour prendre une métaphore, la règle de droit sans le marché, c’était l’Union soviétique ; le marché sans la règle de droit, ça donne la Russie. C’est une course permanente entre les deux. Dans nos vieilles économies, cela se gère. Mais là où le problème se pose, ce sont dans les zones qui échappent entièrement à la régulation. Savez-vous que le principal port offshore du monde, c’est Londres ? L’Angleterre a développé une gigantesque zone franche : sa capitale.

J. A. : Le système avance sur deux pieds : le marché s’élargit, et la démocratie s’élargit. L’un ne va pas sans l’autre. Aujourd’hui, la démocratie a pris beaucoup de retard. Alors, de deux choses l’une : soit le marché recule, et on assiste à un retour du dirigisme national, ce qui serait une catastrophe. Soit on applique ce qu’on a fait à chaque étape de l’Histoire, et c’est la démocratie qui avance. Mais ce n’est pas évident. Regardez l’Europe, qui est pourtant l’entité la plus avancée en la matière : on a bâti une monnaie unique, qui est le point ultime du marché, mais on n’a pas été capable de faire une démocratie unique, c’est-à-dire un Etat. Maastricht est un succès, Lisbonne est, pour l’instant, un échec.

A. M. : Cela dit – c’est sans doute mon optimisme européen – je note que, samedi dernier, les membres européens du G 8 se sont réunis avec la participation, exceptionnelle en l’absence des Américains, des Britanniques. Il y a donc bien une prise de conscience, non assumée mais réelle, de la convergence européenne.

Pour conclure, ne pensez-vous pas, sur le plan économique – comme ce fut le cas sur le plan géopolitique après le 11 septembre 2001 – que rien ne sera plus jamais comme avant après cette crise ?

J. A. : On ne sait pas, en définitive, si nous sommes en mars 1933 aux Etats-Unis ou en mars 1933 en Allemagneà La vraie question, c’est de savoir si nous allons parvenir à accoucher de la règle de droit nécessaire à la globalisation, qui contient par ailleurs tant de promesses, technologiques et culturelles.

A. M. : Il ne faut pas qu’un lâche soulagement prévale trop vite. Si dans deux mois tout le monde se dit :  » On est passé au travers « , alors cette crise n’aura servi à rien.

(1) Une histoire de France, par Alain Minc. Grasset, 512 p.

Propos recueillis par Bruno Abescat et Benjamin Masse-Stamberger

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