Crioc – Les audits sans pitié

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les deux audits commandés par le conseil d’administration ont épinglé une série d’erreurs ou de manquements tant dans la méthodologie des enquêtes que dans la gestion du personnel. En voici, en exclusivité, les grandes lignes.

Si les chercheurs avaient eu accès aux données de base, de nombreuses erreurs auraient été évitées dans les enquêtes du Crioc. Mais c’est le directeur général du Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs qui les traitait, de chez lui, au moyen d’un logiciel qu’il disait être le seul à maîtriser. « 

C’est l’un des constats étonnés que pose René Patesson, professeur de l’ULB attaché au Centre de sociologie des organisations. Chargé par le conseil d’administration de mener un audit sur la méthodologie des enquêtes du Crioc, il vient de remettre son rapport final, dont Le Vif/L’Express a pu prendre connaissance.

Celui-ci ne fait pas apparaître de manipulation délibérée des résultats par rapport aux données de base récoltées par sondages téléphoniques ou dans les écoles. En revanche, l’auditeur pointe de nombreuses fautes méthodologiques et statistiques ainsi qu’un manque de rigueur dans la petite dizaine d’enquêtes qu’il a analysées en profondeur. Ainsi, par exemple,  » c’est le même traitement qui est systématiquement appliqué aux données, quelle que soit l’enquête et sans aucune adaptation « , souligne René Patesson

Dans la foulée, le spécialiste du sondage relève que la cohérence des réponses n’est pas vérifiée. Dans l’enquête sur les jeunes et le tabac, par exemple, un jeune de 13 ans répond qu’il fume 61 cigarettes par jour, alors que la petite quinzaine d’autres adolescents de son âge évoque une consommation comprise entre 1 et 9 cigarettes par jour.  » Cette réponse est tout à fait improbable, souligne l’auditeur. Il s’agit vraisemblablement d’une erreur d’encodage. Mais elle n’a pas été corrigée, ce qui a un impact flagrant sur les résultats, où l’on observe un pic de consommation de tabac chez les jeunes de 13 ans. A ce niveau, certains résultats ne sont pas fiables. « 

L’audit a également pointé de  » grossières erreurs  » d’échantillonnages dans certaines enquêtes, qui rendent caduque toute comparaison d’une année à l’autre : des études comparent ainsi un groupe de 2 000 jeunes de moins de 18 ans avec un groupe de 300 jeunes de 15 ans l’année suivante. Il arrive aussi que des variables soient mal construites. C’est le cas, par exemple, dans une enquête qui, pour établir la taille des ménages, détermine une catégorie avec enfants de moins de 12 ans et une autre avec enfants de plus de 12 ans, sans proposer une catégorie avec enfants de 0 à 18 ans. Les familles qui sont dans ce dernier cas sont donc comptabilisées deux fois.

René Patesson s’étonne aussi de l’existence d’une seule catégorie de 15 à 29 ans, dans l’enquête sur les jeunes et le tabac.  » Cette tranche d’âge comporte en elle-même au moins 4 groupes de jeunes, dont le comportement face au tabac sera différent, souligne-t-il. Sous une apparence d’homogénéité, il s’agit de masquage. Or, il n’est pas possible que Marc Vandercammen n’ait pas vu que cette catégorie n’était pas homogène. D’une manière générale, les enquêtes sur les jeunes et le tabac présentent des écarts inexpliqués d’une année à l’autre, ou qui ne s’expliquent que par les erreurs méthodologiques. Du coup, les chercheurs ont parfois été contraints de faire des interprétations farfelues sur la base de résultats qu’ils savaient peu crédibles au départ. « 

L’audit pointe encore la faiblesse de la description des échantillons : il s’agit presque toujours de la même fiche méthodologique, d’une enquête à l’autre. Certaines enquêtes, en France, disposent d’une description de méthodologie de 30 pages…

 » Il ne faut pas contester l’ensemble des enquêtes du Crioc, conclut le consultant, mais sur certains points, on relève un manque de professionnalisme évident. « 

L’impossible confiance

 » Le directeur général Marc Vandercammen n’a pas réussi à construire une gestion des ressources humaines qui permette à l’organisation de prester de manière adéquate. Mais je n’ai, dans mon audit, pas trouvé trace de faute à proprement parler « , conclut de son côté Jürgen Tanghe, directeur du bureau Kite Consultants, chargé de mener, au sein du Crioc, l’audit relatif à la gestion du personnel.

Si le consultant relève une série de points positifs dans cette gestion, notamment l’existence de descriptifs de fonction et d’un processus de recrutement pertinents, il conclut à l’absence de vision stratégique à long terme.  » Les initiatives qui sont prises ne sont pas cadrées. Et, dans un contexte tendu, elles sont systématiquement mal perçues « , souligne-t-il.

Le point le plus préoccupant mis en exergue au terme des entretiens qu’il a menés avec une vingtaine de salariés actuels du Centre, c’est le manque de dialogue, de participation et de transparence dans la maison. Nombre d’entre eux ont évoqué devant le consultant l’étroitesse de leur marge de manoeuvre professionnelle.  » L’impossibilité de porter un projet de bout en bout et l’obligation de demander sans cesse la validation du directeur général sont très démotivantes « , souligne Jürgen Tanghe.

Ce mode d’organisation explique sans doute pour partie le taux de rotation du personnel élevé.  » Un tel taux de rotation est très néfaste pour la santé d’une organisation, insiste le consultant. Au Crioc, les nombreux licenciements de nouvelles recrues s’expliquent parce qu’elles n’ont pas été dirigées ou encadrées comme il le faudrait. C’est bien au niveau de l’organisation du travail qu’il y a problème. « 

Le conseil d’administration du Crioc n’avait pas donné pour mission à Kite Consultants de procéder à un audit de fonctionnement du directeur général, ni de se focaliser sur d’éventuels faits de harcèlement moral, avec des agissements continus et répétés visant à nuire. De cela, le consultant n’a pas trouvé trace en mai dernier. Les constats posés, il lui revenait plutôt de se prononcer sur le futur de l’organisation.  » Au vu des résultats, il était quasi impossible d’envisager de reconstruire la confiance, donc de poursuivre avec le directeur général en place « , conclut Jürgen Tanghe.

Pour lui, le Crioc peut être sauvé, à condition d’y mettre en place une gestion des ressources humaines cohérente. L’organisation interne devrait être renforcée en accordant plus d’autonomie au personnel. La transparence et la communication interne doivent également être améliorées.  » Les objectifs et missions prioritaires du Crioc sont à recentrer, ajoute le consultant. Il y a suffisamment de compétences et de potentiel dans la maison pour les atteindre. « 

Parmi les cinq recommandations qu’il formule, Jürgen Tanghe évoque notamment la mise en place d’une équipe de direction performante et responsabilisée, ainsi qu’une politique de meilleure rétention du personnel.  » Cette organisation souffre d’un grand manque de confiance, en soi-même, dans le management, la direction et le conseil d’entreprise. Il incombe à ces derniers de réagir résolument à ces recommandations. « 

Nul doute que le nouveau directeur général du Crioc, que le conseil d’administration recherche actuellement, y sera sensible…

Les conclusions des deux audits sont à lire sur WWW.LEVIF.BE

LAURENCE VAN RUYMBEKE

Le Crioc peut être sauvé à condition d’y mettre en place une gestion des ressources humaines cohérente

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