Judith et la tête d'Holopherne, Lucas Cranach l'Ancien, vers 1530. © THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, ROGERS FUND, 1911 / FOTO : © BPK | THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART

Cranach, féminin singulier

Au moment où l’Allemagne célèbre les 500 ans de la Réforme, le Museum Kunstpalast de Düsseldorf revient sur le génie qui a forgé l’imagerie protestante : Lucas Cranach l’Ancien. Warhol avant la lettre.

Certains artistes font corps avec l’histoire. Ils passent à la postérité parce qu’ils ont su mieux que quiconque exprimer une époque et ses soubresauts. C’est le cas d’Andy Warhol, qui a mis en image comme personne le consumérisme du xxe siècle. Coup de génie : le patron de la Factory a gommé toute idée d’intervention personnelle en la remplaçant par l’implacable logique du procédé industriel. Avec lui, la main de l’homme disparaît au profit de l’écran de soie de la sérigraphie. Difficile de mieux articuler forme – des motifs qui se répètent avec la régularité de boîtes de conserve sortant d’une chaîne de production – et contexte – celui de l’Occident qui croule sous les biens de consommation. Mais Warhol est loin d’être le seul à avoir épousé à ce point le socle historique qui l’a porté.

Quelque quatre cents ans plus tôt, Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) a fait de même. Autres temps, autres moeurs : l’horizon du peintre et graveur allemand fut celui de la Réforme, ce mouvement religieux amorcé au xvie siècle qui s’est fixé pour ambition de revenir aux sources du christianisme. Si plusieurs siècles séparent ces deux pointures, il existe entre les deux créateurs d’autres convergences que cette seule capacité à digérer cet  » esprit du temps  » nommé  » zeitgeist  » par la philosophie allemande. A tel point qu’il n’est pas interdit de penser que le  » Pope of the Pop  » américain soit l’un des héritiers les plus évidents du génie de la Renaissance allemande, notamment à travers des dimensions telles que l’aspect sériel des oeuvres et le rapport à la célébrité. Envie d’en savoir plus ? L’actuelle exposition du Museum Kunstpalast de Düsseldorf permet de prendre la mesure de la nouveauté apportée au grand livre de l’histoire de l’art par celui qui fut le portraitiste officiel de Martin Luther.

La fin d’un préjugé

Avec 200 oeuvres venues des quatre coins d’Europe (Londres, Madrid, Budapest, Stockholm…), sur les 450 qu’il nous reste, c’est un accrochage colossal que consacre le Kunstpalast. Ce n’est pas son moindre mérite que de tordre le cou au préjugé selon lequel, au fil de sa carrière, Cranach serait devenu un  » peintre de cour « , embourgeoisé mais habile, dont l’oeuvre aurait pâti de l’adoption d’une méthode de travail rationnelle ayant pour finalité de produire des opus en grande quantité. Nombreux sont les commentateurs, notamment E. H. Gombrich, qui ont considéré que les années de jeunesse de Cranach, celles qui le menèrent dans le sud de l’Allemagne et en Autriche, ont aussi été ses meilleures. Pour ceux-là, le séjour dans la région du Danube noua un contact particulier entre le peintre et la nature dont l’intensité ne fit que s’émousser par la suite. Ce malentendu est totalement dissipé à travers un examen approfondi des toiles du maître. Celui-ci révèle l’incroyable inventivité ainsi que la mobilisation de tous les savoirs techniques de l’époque au service d’une production certes gigantesque – on estime que l’atelier de Cranach dans lequel travaillaient ses deux fils a laissé plus d’un millier d’oeuvres derrière lui – mais indéniablement qualitative.

Peut-être que la thématique qui exprime le mieux ce savoir-faire est celle de la féminité. Lucas Cranach a représenté la femme comme nul autre artiste de son temps. Sa force consiste à délaisser la précision anatomique au profit de l’effet. Sous son pinceau et ses pigments, la femme se fait extrêmement sensuelle avec ses épaules tombantes, sa poitrine menue, sa carnation dorée et ce voile délicat qui souligne régulièrement son visage. Cranach a su peindre d’un même geste la chair et le désir de la chair, union sacrée à côté de laquelle sont passés ses contemporains.

Pour mesurer tout le talent déployé, l’institution allemande a juxtaposé avec beaucoup d’à-propos deux Vénus. L’une témoigne de la patte de Lorenzo Costa (1460-1535), un peintre italien se rattachant à l’école de Ferrare. La déesse qu’il a peinte aux environs de 1515 ne tient pas un instant la comparaison avec celle de Cranach représentée en compagnie de Cupidon (1509) : ses pieds et ses seins sont empesés, ils transpirent un maniérisme affecté. D’autres tableaux de Cranach témoignent de ce sens inné du féminin. On pense au Christ et la femme adultère (1532), qui n’est pas loin d’inspirer une certaine honte du masculin. La douceur du geste de Jésus tenant le poignet de la pécheresse à la silhouette voûtée contraste sublimement avec l’animalité d’un soldat prompt à lapider. A l’arrière-plan, les regards de la foule semblent prendre le spectateur à témoin en l’invitant à l’examen de conscience :  » es-tu en droit de jeter la première pierre ? « . Il y a aussi ce Portait d’une jeune femme (1526), peinture sur bois directement inspirée par une représentation de Judith avec la tête d’Holopherne qui montre à quel point séduction et danger sont liés.

Cranach peint davantage que le corps des femmes : il s’approche au plus près de leur âme. L’autre aspect remarquable de son travail mis au jour par l’exposition de Düsseldorf est le lien que les oeuvres entretiennent avec le multiple. Par l’utilisation de formes types duplicables pouvant être facilement contextualisées par des apprentis, le maître de Wittemberg a ouvert la voie à la production d’images en série. Cette démocratisation du processus aux allures de  » campagne marketing  » avant l’heure a indubitablement servi la cause de la Réforme de Martin Luther. Ce, en diffusant des compositions marquantes telles que l’emblématique Der Abschied der Apostel (1540), qui intègre des figures du protestantisme à une scène issue du Nouveau Testament. Ces montages propagandistes étaient validés au moyen d’une signature-logo (une couleuvre surmontée d’une couronne) possédant une indéniable force de frappe graphique.

Fortune moderne

Le dernier volet de l’exposition cède à une mode à laquelle il n’est aujourd’hui plus possible d’échapper lorsqu’il s’agit de revenir sur une oeuvre ancienne : l’examen de la fortune postérieure. La bonne nouvelle avec Cranach, c’est qu’il n’est pas besoin de forcer le trait pour trouver des échos récents. Bien plus adoubé par Marcel Duchamp que Rembrandt ou El Greco pour son incomparable  » traitement de la chair « , Cranach s’est inscrit dans l’imaginaire collectif des artistes modernes et contemporains. Les hommages limpides sont légion, qu’il s’agisse de Picasso, Giacometti, Martial Raysse ou, forcément, Andy Warhol. Mais d’autres plasticiens, et pas des moindres, sont habités par son imagerie. Ainsi de l’appropriationniste japonais Yasumasa Morimura, d’une Maria Blanchard, dont le travail s’inscrit au sein de l’Ecole de Paris, voire d’un Kirchner ou d’un Fritz Bleyl, tous deux apparentés à Die Brücke (NDLR : groupement d’artistes allemands expressionnistes formé en 1905). Sans oublier la résonance au coeur de la pratique d’une artiste belge comme Berlinde De Bruyckere dont le Pour Manon (2008), fagot de branches en époxy noué d’un bandeau rouge, évoque la fragilité des chairs si bien restituée par Cranach.

Cranach. Meister – Marke – Moderne : au Museum Kunspalast, à Düsseldorf, jusqu’au 30 juillet prochain. www.smkp.de

PAR MICHEL VERLINDEN

La force de Cranach consiste à délaisser la précision anatomique au profit de l’effet

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