Montagne céleste, Ma mère et L'Adieu : les trois compositions de Yan Pei-Ming qui constituent le triptyque d'Un enterrement à Shanghai. © Patrice Schmidt

Courbet exhumé

Pour le bicentenaire de la naissance de Gustave Courbet, le musée d’Orsay, à Paris, a demandé à l’artiste franco-chinois Yan Pei-Ming de se confronter au maître du réalisme. Le résultat, stupéfiant, mêle l’intime au monumental.

Quand Laurence de Pérusse des Cars s’est posé la question d’un hommage à Gustave Courbet (1819 – 1877) dans la perspective des 200 ans de la naissance de ce dernier, l’actuelle présidente du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, à Paris, n’a pas hésité très longtemps. Pour cause, ils ne sont pas nombreux les peintres en vie capables de se frotter à la maestria du talent à qui l’on doit L’Origine du monde. C’est donc à Yan Pei-Ming (1960), artiste prodigieusement doué, que la petite-fille du romancier Guy des Cars a immédiatement pensé. Le fait que celui-ci ait d’emblée accepté ne surprend pas. Depuis qu’il est entré en peinture,  » Ming « , comme on le surnomme, n’a eu de cesse de dialoguer avec le chef de file du réalisme pictural.

Il s’agit là d’un de ces compagnonnages d’une vie.  » Les vingt premières années de mon existence, je les ai passées en Chine communiste. L’apprentissage qui a été le mien a été marqué par l’art de la propagande. Il était courant de réaliser des portraits de Mao. Les références historiques que l’on nous enseignait s’arrêtaient au xixe siècle. Courbet était donc l’un des maîtres cité en exemple. Quand je suis arrivé en France, une des premières choses que j’ai faites, c’est d’aller découvrir ses oeuvres au Louvre. Quel choc ce fut, moi qui ne l’avais jamais regardé qu’au travers des reproductions minables. Par la suite, dans la mesure où je m’étais installé à Dijon, j’ai absolument voulu voir Ornans, la commune où il est né. C’était une sorte de pèlerinage que j’avais besoin d’accomplir. Bien sûr, j’en ai profité pour voir le fameux cimetière « , explique celui qui fut un moment compagnon de route de la galerie bruxelloise Rodolphe Janssen.

Au fil des années, le peintre franco-chinois a approfondi le lien qui l’unissait à l’auteur des Baigneuses. Temps fort de cette conversation loin d’être interrompue, l’exposition Yan Pei-Ming face à Courbet vient de fermer ses portes au musée Courbet d’Ornans, une institution située dans le département du Doubs. Pendant tout l’été, l’ancien pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome, y a orchestré une rencontre pas banale avec une vingtaine de tableaux phares (dont l’envoûtant Portrait de Juliette Courbet conservé au Petit Palais que Ming a tout spécialement fait venir de la capitale française) du  » Watteau du laid « , un surnom malveillant gracieusement offert par Théophile Gautier en raison du caractère polémique du travail de Courbet. Le tout faisant face à une quinzaine de compositions propres dont certaines réalisées pour l’occasion.  » J’étais censé occuper deux salles avec cet accrochage. Pour finir, j’ai pris les dix salles du musée… Courbet s’accommode mal de la demi-mesure « , confesse l’intéressé.

Un enterrement  à Ornans, Gustave Courbet, 1849/1850.
Un enterrement à Ornans, Gustave Courbet, 1849/1850.© belgaimage

Privilège, Ming a eu l’opportunité d’approfondir sa relation avec Courbet en marchant sur ses traces : il a pu être le premier à bénéficier d’une résidence dans le dernier atelier du maître du xixe… devenu depuis un lieu d’accueil pour les artistes. Dans l’ancienne bâtisse qui recèle encore quelques tableaux, Yan Pei-Ming a signé quatre toiles imposantes : un paysage, un bestiaire monumental répondant au nom de A l’Est d’Eden, un portrait de Courbet à 58 ans, et son autoportrait au même âge.  » Courbet a révolutionné la peinture. Toute son oeuvre m’interpelle. C’est pourquoi je souhaite m’y confronter. La peinture, c’est assez magique, mais c’est aussi une lutte entre la vie et la mort « , avait-il alors déclaré.

Drame personnel

En juillet 2018, Yan Pei-Ming apprend le décès de sa mère. Cet événement tristement normal, qui rythme la vie des hommes, le bouleverse profondément. L’épreuve met un coup d’arrêt à la réflexion qu’il a engagée au regard de la proposition du musée d’Orsay. Abattu, il fait alors le voyage vers Shanghai pour les funérailles. Il confie :  » Je la faisais venir régulièrement en France. Comme on la savait malade, je lui ai proposé de rester ici. Elle n’a pas voulu, elle était attachée à ses racines. Lors de l’enterrement, tous ses amis, toute la famille se sont réunis. J’ai compris que la meilleure manière possible de rendre hommage à Courbet était de peindre mon histoire.  » Conscient d’aborder une oeuvre qui comptera, Ming décide de ne se mettre au travail qu’en dernière minute. Il ne s’empare des brosses qu’en juin dernier, soit un peu plus de trois mois avant l’exposition à Orsay. Comme Francis Bacon, il choisit  » de ne pas faire une seule esquisse  » et d’aborder la toile  » avec toute la fraîcheur possible « .

En gagnant la salle 58, au deuxième niveau du musée parisien, il est difficile de ne pas être ému par la monumentale proposition. Coiffé d’un dôme, l’espace baigne d’une lumière zénithale non pas une seule composition, mais trois. Le triptyque en question s’intitule Un enterrement à Shanghai, il est composé d’un trio d’huiles sur toile respectivement nommées Montagne Céleste, Ma mère et L’Adieu. Les panneaux écrasent le spectateur.  » Faire entrer les tableaux ici a été un défi énorme, il a fallu bloquer le quai devant le musée. Dans sa caisse en bois, le dernier pan de la série pesait à lui seul 800 kilos « , fait remarquer Ming.

Yan Pei-Ming :  un dialogue permanent avec le chef de file du réalisme pictural.
Yan Pei-Ming : un dialogue permanent avec le chef de file du réalisme pictural.© Yan Pei-Ming, ADAGP, Paris, 2017

L’agencement en a été pensé jusque dans le moindre détail – L’Adieu, par exemple, est accroché exactement à la même hauteur que Un enterrement à Ornans. Les trois tableaux se découvrent en faisant le tour de la salle dans le sens des aiguilles d’une montre.  » La première toile à voir figure une montagne, la seconde un portrait, celui de ma mère, et la troisième un enterrement, détaille-t-il. Si la montagne est première, c’est parce que c’est le lieu d’origine de ma maman, elle y est née. Il faut aussi comprendre cette représentation comme un paradis que j’ai imaginé pour elle, un lieu sans bruit et sans agitation. L’endroit où elle a vu le jour est également celui où elle retourne pour connaître la paix et le silence absolu, c’est une manière de boucler la boucle.  » Travaillé de façon énergique à la brosse, le sommet en question se découvre comme dans la brume. Des trois compositions, c’est sans doute la plus expressionniste, la moins détaillée, ce qui correspond à l’intention de destiner à la génitrice un havre débarrassé des déterminations, spatiales et temporelles.

Monumentale intimité

Peut-être est-ce Ma Mère qui se prolonge le plus longtemps dans l’esprit du visiteur une fois que celui-ci a repris son chemin le long de la Seine. Verticale, la toile prouve l’absolue virtuosité de Ming. Mêlant touches grossières et contours plus précis, par exemple pour l’émouvante main de l’aînée, il réussit un coup de force visuel. Le regard maternel est rendu avec une intensité et une humanité totales. L’oeil, à la fois mélancolique et doux, raconte un être conscient d’arriver bientôt au port. Difficile de faire preuve de plus d’empathie dans la facture, d’autant que ce beau regard pointe vers ce paradis brumeux, qui est à comprendre comme une promesse filiale. L’arrière-fond est aussi incroyablement pertinent. Sans emphase, Ming fait comprendre d’emblée que l’on se trouve dans un hôpital – il y a cette prise dont la redoutable trivialité fait prendre la mesure d’un corps médicalisé. En projetant à une échelle monumentale cette femme de condition modeste, sans rien lui ôter de son intimité, celui qui a marqué la Biennale de Venise en 2003 accomplit un geste politique que n’aurait pas renié Courbet.  » De telles proportions sont habituellement réservées aux autocrates, je suis heureux de pouvoir les offrir à une vie minuscule, à une femme qui plus est « , commente l’artiste.

La dernière partie du triptyque est celle qui fait le plus explicitement référence à celui qui termina sa vie en exil. L’Adieu renvoie directement à Un enterrement à Ornans, toile de 1849-1850 par laquelle le ponte réaliste fit scandale. La raison ? Une peinture refusant en vrac les canons de l’académisme, de l’idéalisme et du romantisme. La critique lui reprocha d’avoir traité avec autant de sérieux une scène anecdotique, ce qu’une caricature de l’époque, signée Honoré Daumier, résume parfaitement en figurant des bourgeois s’exclamant devant la toile :  » Est-il possible de peindre des gens si affreux ?  » De ce chef-d’oeuvre, Ming livre une version  » déterritorialisée « , comme aurait dit le philosophe Gilles Deleuze, dans laquelle les falaises de pierre sont devenues les flancs de béton de la mégalopole chinoise. Avec une aisance absolue, Ming intègre une cinquantaine de personnages parfaitement identifiables. Bien sûr, la scène offerte a été entièrement recomposée à la lueur de l’imagination du maître contemporain qui s’est amusé à multiplier les perspectives et les effets de construction. Avec Un enterrement à Shanghai, Yan Pei-Ming ne fait pas seulement oeuvre personnelle, il prouve également la vitalité de la peinture, la nécessité de voir et revoir Gustave Courbet.

Yan Pei-Ming, Un enterrement à Shanghai : au musée d’Orsay, à Paris, jusqu’au 12 janvier prochain. www.musee-orsay.fr.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire