Copies presque conformes

Guy Gilsoul Journaliste

Le succès de Bruegel l’Ancien permit à ses fils d’arrondir leurs fins de mois. Confrontant les diverses versions des oeuvres, les Musées des beaux-arts, à Bruxelles, déroulent le fil de l’enquête

Aux côtés du célébrissime Dénombrement de Bethléem, chef-d’oeuvre absolu de Pierre Bruegel l’Ancien, peint en 1566 et conservé aux Musées des beuax-arts de Bruxelles, voici dix copies réalisées par son fils Jean, bien après la mort de son père. Du superbe petit Paysage d’hiver avec trappe aux oiseaux, autre fierté des Musées, on connaît pas moins de 127 versions, dont 45 seraient de la main de l’autre fils du maître bruxellois, Pierre le Jeune! Onze de celles-ci, venues de Bucarest, de Prague, d’Anvers ou encore de La Haye, ont fait le déplacement.

Deux autres séries de copies, L’Adoration des Mages sous la neige et L’Avocat de village, sont également déclinées dans cette exposition. Cela pourrait être lassant. Mais il n’en est rien, tant le parcours invite le visiteur à une observation fine et critique, encouragée encore par la présence, dans l’une des salles, d’une équipe de restaurateurs et de scientifiques au travail. Enfin, cerise sur la palette, on peut à nouveau comparer, un demi-siècle après leur dernière confrontation, les deux versions problématiques de La Chute d’Icare: celle des Musées de Bruxelles et celle du musée Van Buuren, dont l’analyse dendrochronologique (une méthode de datation fondée sur l’étude des anneaux de croissance des troncs d’arbre) récente a confirmé le verdict: copie!

Copie, reproduction, plagiat

L’amateur d’art n’aura donc pas attendu l’invention de la photographie pour assouvir son appétit à posséder, à moindre prix, l’image qu’il désirait. Dès le XVIe siècle, ce fut le rôle joué par les gravures de reproduction. Ce que l’on sait moins, c’est que, dès le XVe siècle, les peintres célèbres furent amenés à dupliquer leurs propres oeuvres ou même à copier des oeuvres anciennes afin de satisfaire une clientèle qui ne cesse de s’étendre et réclame son lot d’images pieuses. Mais, dès ce moment, deux catégories d’amateurs se profilent. D’une part, les princes et autres richissimes acheteurs, qui paient fort cher leur ambition de collectionneur. D’autre part, les moins nantis, pour qui des peintres – et pas toujours les auteurs de l’oeuvre originale – vont réaliser des copies moins soignées. Plagiat? Sans aucun doute, et l’Histoire mentionne à ce propos divers procès. Mais le pli est pris. Aux commandes du XVe siècle vont bientôt succéder l’idée du marché libre et la nécessité, pour les ateliers d’artistes, de se constituer un « stock » qu’ils écoulent sur les foires ou gardent dans leur boutique. On est loin de Van Gogh, mais assez près des stars de l’art contemporain.

Copie, reproduction, plagiat

Le succès de cette pratique est tel que certains ne craignent pas de commander aux artistes des images parfois très anciennes, de vieillir artificiellement le tableau ou d’en faire des variations à partir de tout un système de calques et autres repérages. La pratique est à ce point courante qu’elle s’étend aux oeuvres originales qui, de tableaux en tableaux, repiquent des figures, les redoublent ou les inversent. Parfois, ils s’inspirent quasi littéralement d’une oeuvre préexistante, comme ce fut démontré pour une Cène de Pieter Coecke, le maître et beau-père de Bruegel l’Ancien, dont les divers éléments empruntent à Léonard de Vinci, au Maître de 1518 et encore à deux ou trois autres « coupés-collés » pour l’occasion.

Leur petite entreprise

A cette pratique, jusqu’ici, Bruegel semble avoir échappé. Son oeuvre est unique, merveilleuse de sensibilité et de liberté. A sa mort, la plupart de ses peintures ont été acquises, et les prix flambent. Le succès ne faiblit pas. Aussi, lorsque ses deux fils, Jean et Pierre, ouvrent à leur tour boutique, ils savent que, à côté de leur propre production, la copie peut leur rapporter gros.

Mais comment faire? Où trouver les « modèles », puisqu’il ne reste dans la famille que La Pie sur le gibet et Le Christ et la femme adultère? Ont-ils pu voir, par exemple, Le Dénombrement de Bethléem, alors dans une collection privée? Des arguments vont bien dans ce sens, mais d’autres désigneraient une source alternative: celle des dessins préparatoires qu’aurait pieusement gardés la grand-mère Bruegel qui savait, grâce à son Coecke de mari, ce que commerce voulait dire. Voilà qui expliquerait sans doute certaines omissions dans les copies. A moins qu’il ne s’agisse d’une interprétation personnelle qui s’autoriserait à modifier l’apparence de certains arbres (morts dans l’original, vivants dans la copie) ou à gommer l’un ou l’autre élément clé de la composition (le soleil rouge, par exemple).

L’observation rigoureuse révèle surtout, pour l’amateur d’oeuvres d’art porteuses de sens, une autre distinction, qui se lit dans la relation entre les éléments iconographiques, mais aussi dans les tracés et la manière de déposer les couleurs: celle qui distingue le génie du sous-fifre. Mais de cela, on ne soufflera mot dans l’exposition. Le rôle de l’historien de l’art n’est pas celui d’un critique.

L’Entreprise Brueghel, Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts, 3, rue de la Régence. Du mardi au dimanche, de 10 à 17 heures. Jusqu’au 23 juin. Tél.: 02-508 32 11.

A lire:L’Entreprise Brueghel, collectif, Ludion/Flammarion.

Guy Gilsoul

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire