CONTRE-ENQUÊTE À KABOUL

Oussama Kandar, chef de la brigade criminelle dans la capitale afghane, est le héros de Baad, polar ultraréaliste de Cédric Bannel. Le Vif/L’Express s’est rendu sur ses traces, avec l’écrivain pour guide. Fans d’exotisme, s’abstenir.

Sécurité maximale. Trois voitures blindées, énormes 4×4 japonais avec vitres renforcées. Gardes du corps baraqués en gilet pare-balles rempli de munitions, armés d’une kalachnikov AK-12, talkie-walkie vissé à l’oreille. En bonus, un chaperon du NDS, les services de renseignement afghans. Et le Glock 19 dans la boîte à gants, au cas où. On se croirait dans un film !  » Depuis le départ des troupes de l’Otan en 2014, et surtout le début de l' »offensive de printemps » des talibans en avril, il y a une recrudescence d’enlèvements et d’attentats suicides. Alors, on n’est jamais trop prudent « , assure Cédric Bannel, 49 ans, jovial, vif, silhouette sportive – ceinture noire de karaté, 3e dan.

Enarque atypique, haut fonctionnaire au ministère français de l’Economie et des Finances, fin connaisseur de la finance internationale devenu entrepreneur tout terrain et auteur de thrillers géopolitiques costauds, c’est lui qui a eu cette idée gonflée : nous entraîner sur les traces d’Oussama Kandar, chef de la brigade criminelle à Kaboul, héros de Baad – se dit d’un homme mauvais, violent, cruel envers les femmes -, son nouveau roman, captivant, dense et dur.  » Un article dans Libération sur l’Afghanistan m’a donné l’idée de ce personnage. J’ai découvert le pays il y a huit ans et j’y retourne régulièrement.  » D’où la couleur très locale de L’Homme de Kaboul, premier volet des enquêtes de Kandar paru en 2011, omniprésente également dans Baad. Rien de tel que ce thriller réaliste, qui commence par une histoire macabre de fillettes violées, assassinées et affublées d’une étrange tenue d’apparat, pour plonger au coeur de l’Afghanistan contemporain. Un pays avec  » des tueurs en liberté, des ministres qui se mettaient des millions dans les poches tandis que de simples flics sous-payés essayaient de rétablir l’équilibre à leurs frais « , comme le résume Oussama Kandar. Violence et corruption, mollahs dépravés et talibans vicieux, rivalités tribales, femmes asservies, trafic de drogue, mais également loyauté, solidarité, envie de vivre, beauté des paysages : la fiction imaginée par Cédric Bannel colle à la réalité. Les preuves.

Foultitude de 4×4 blindés, de vélos, de motocyclettes antédiluviennes avec brochette de passagers

Oussama Kandar, 53 ans, fils d’un berger baloutche (ethnie originaire de Perse), est un colosse de 2 mètres, très pieux, qui s’habille toujours à l’afghane et jouit d’une solide réputation d’incorruptible. Ses hommes l’appellent  » qomaandaan « , son titre de moudjahid quand il luttait au côté de Massoud, devenant le plus célèbre sniper de la résistance, l’un des rares survivants de la guerre contre les Russes, puis contre les talibans. Tout comme Ahmad Muslem Hayat, que nous retrouvons dans la guesthouse de Massoud, dans la vallée du Panchir, au nord-est de Kaboul. Originaire de ce fief tadjik aux montagnes majestueuses, que les talibans n’ont jamais réussi à prendre, Muslem, 52 ans, portant beau, a inspiré en partie à Cédric Bannel son personnage de flic.  » Je l’ai connu dès mon premier séjour en Afghanistan, on m’avait dit qu’il fallait absolument que je rencontre ce type incroyable, chef de la sécurité de Massoud et d’une unité de combat de 1981 à 1999, expert en explosifs redouté et excellent sniper.  » Souvenirs saisissants de ces années de combat, les carcasses de véhicules blindés soviétiques et talibans qui longent la route comme  » autant de sculptures surréalistes « , évoquées dans Baad.

On y retrouve aussi une description à l’identique de Kaboul, ville très étendue, comptant quelque 3,5 millions d’habitants, à la circulation dense et désordonnée. Pas de feux de signalisation ni de marquage au sol, encore moins de passages piétons, embouteillage monstre provoqué par un âne paresseux. Foultitude de 4×4 blindés, de vélos, de motocyclettes antédiluviennes avec brochette de passagers, sans casque évidemment. Militaires, policiers, agents de sécurité à la pelle. Checkpoints fréquents. Des vieux en tenue traditionnelle côtoient de jeunes Kabouliens habillés à l’occidentale. Boutiques flambant neuves et fast-foods aux néons criards jouxtent de modestes échoppes et des gargotes ambulantes. Les rues n’ont pas de nom, les habitations pas de numéro –  » Se rendre chez quelqu’un qu’on ne connaissait pas relevait du défi « , peste Kandar. Beaucoup d’immeubles neufs ou en construction – édifices un peu étranges, aux façades multicolores et fenêtres réfléchissantes pour que les femmes ne soient pas vues.

Leur statut reste révoltant. Obligation de porter un voile en public, de dissimuler son corps le plus possible, interdiction de serrer la main d’un homme et de le regarder dans les yeux. Les burqas sont légion, les cafés et les restaurants pratiquement tous réservés à ces messieurs. La femme est tenue pour quantité négligeable, au grand dam de Malalai, gynécologue, épouse d’Oussama, convaincue que  » la culture afghane doit s’adapter au monde moderne  » et membre de l’association clandestine Rawa (Association révolutionnaire des femmes en Afghanistan) qui dénonce le fondamentalisme des musulmans. Dans ce pays, des milliers de femmes meurent chaque année,  » assassinées par leur mari « , rappelle l’auteur de Baad. Il est légal de marier sa fille à 14 ans, histoire de  » s’acheter une mobylette ou quelques moutons avec l’argent  » donnée par le mari, et d’avoir jusqu’à trois ou quatre épouses, ou du moins  » une femme d’occasion  » et  » une femme neuve « .

Au marché des oiseaux, l’un des souks préférés de Kandar, visité au pas de charge, on ne croise plus guère d’Occidentaux. Trop risqué. Le restaurant l’Atmosphère, QG des Français, en vogue entre 2005 et 2008, qui a inspiré la série Kaboul Kitchen, a baissé le rideau. Et l’attaque d’un commando taliban contre la très populaire Taverne du Liban – 21 morts dont 13 étrangers, en janvier 2014 – a définitivement traumatisé la clientèle.  » La plupart des expatriés ont plié bagage et ceux qui restent vivent dans des zones fortifiées « , indique Cédric Bannel. Ambassades et hôtels de luxe sont devenus des Fort Knox : contreforts bétonnés, sas de contrôle, détecteur de mines systématiquement passé sous les véhicules. Des gardes armés partout.

Terrés sous une dalle de béton immense, une  » armée de morts-vivants équipés de seringues  »

Détour par le pont Puli Sokhta, dans l’ouest de la ville, sous lequel se rassemblent quantité de drogués. Impossible de les approcher sans danger ce jour-là. Mais Cédric Bannel s’y est déjà rendu et en livre une description glaçante : sous une dalle de béton immense,  » dans l’obscurité, accroupies dans les immondices, plusieurs centaines de silhouettes  » se terrent,  » recroquevillées comme une masse grouillante « ,  » en train de planer, de s’injecter ou de fumer de l’héroïne « . Une  » armée de morts-vivants équipée de seringues « . De nombreux hommes, dissimulés sous une couverture, complètement détruits, fument à la chicha un résidu d’héroïne mal raffinée. Des femmes se prostituent pour une boulette d’opium. Les flics surveillent mais se gardent bien d’intervenir, préférant prélever leur dîme. L’Afghanistan produit près de 90 % de l’opium et de l’héroïne fabriqués dans le monde, une manne que tous se disputent de longue date – Pachtounes, Tadjiks, Ouzbeks et Hazaras. Résumé de notre guide :  » Ce pays est directement passé du régime islamiste à celui de narco-Etat.  » Muslem Hayat le moudjahid n’est pas plus optimiste :  » La sécurité se dégrade car les talibans ont infiltré le gouvernement et encouragent le trafic de drogue. Certes, la police et l’armée ont gagné en compétence. Mais de nombreuses factions luttent encore entre elles.  » Dans cet  » Orient compliqué « , selon la formule du général de Gaulle, le cas de l’Afghanistan risque de le rester durablement. Source d’inquiétude pour le monde et d’inspiration pour le romancier. A chacun son boulot.

Baad, par Cédric Bannel, Robert Laffont/La Bête noire, 480 p.

DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE DELPHINE PERAS

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