Conte à rebord

Russell Banks est un loup solidaire, qui scrute la société sans pitié. Ce géant américain aide les écrivains dans le besoin, tout en faisant émerger ceux qui vivent en marge du monde. Son nouvel héros est un ado accusé de crime sexuel. Un tabou dont il fait sauter les verrous.

Le Vif/L’Express : Vous estimez que  » le rêve américain n’est qu’une utopie « . Vos romans explorent-ils ses sombres côtés ?

Russell Banks : Il est vrai que j’y reviens sans cesse. Critiquer le rêve américain n’équivaut pas à un rejet, mais à sa confrontation avec la réalité ! Le monde fictionnel ne fait jamais bouger le vrai monde, mais il me permet de jouer à l’anthropologue, au psychologue, au sociologue, au géologue et à l’historien. J’espère que ce roman-ci transcende le réalisme en l’englobant dans le mythe ou la fable. Un jour, j’ai lu un article sur une quarantaine d’hommes, vivant sur un terrain perdu après avoir fait de la prison pour un délit sexuel. On peut prendre la mesure d’une société en regardant comment elle traite ses membres faibles, or là on crée une sous-classe d’êtres humains ! Contrairement au voleur, un criminel sexuel est stigmatisé à vie, d’autant qu’il est fiché par Internet. Protéger nos enfants de la pédophilie n’est qu’un leurre. La plupart des crimes sexuels sont commis par la famille, les amis ou des figures protectrices, comme le prêtre ou l’enseignant.

Difficile aussi de les préserver des dangers d’Internet. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce lien entre réalité et virtualité ?

Mon roman imagine un ado, Kid, en pleine confusion sexuelle. Il franchit une limite sans savoir qu’elle existe, car Internet constitue une ligne floue entre le fantasme et la réalité. Fascinante, cette ère révolutionnaire nous confronte à un challenge social, psychologique et humain. L’aspect le plus terrifiant étant la digitalisation du corps dans la vie érotique. En anglais, ce roman s’intitule  » La Perte de la mémoire de la peau « . Si la chair, le corps et l’intimité ne sont que connectés à Internet, on perd quelque chose d’essentiel à notre espèce. On dépend du contact physique pour être humanisés et socialisés. La virtualisation crée une génération qui a des problèmes de liens. Ainsi Facebook joue la carte de l’amitié. Il s’approprie le langage du contact humain pour décrire quelque chose qui ne l’est pas. Plus on permet la transparence totale, moins on a d’existence privée. Kid n’a plus le droit d’en avoir une, il ne lui reste que ses secrets…

Pourquoi cet attachement constant à des héros situés à la marge de la société ?

L’écrivain ne doit pas spécialement défendre une idéologie ou une position politique, il va là où son c£ur et sa curiosité le mènent. Enfant, je me suis senti honteux et marginalisé aux yeux de la société. Je suis issu d’une famille frappée par le divorce, l’alcool, la violence et la pauvreté. Cette expérience m’a sensibilisé aux marginaux. Je refuse de dire que ça a façonné mon £uvre, mais ça l’a influencée. Les personnages jeunes m’attirent, parce qu’ils sont toujours en formation. Qu’est-ce qui va alterner leur vie ? La seule façon qu’a un écrivain de se rendre utile au reste de la société est de poser des questions. Que signifie être humain ? Nous sommes la seule espèce qui l’ignore. On naît pour le meilleur et pour le pire, pour vivre et pour mourir. A chaque génération de s’interroger… Moi, j’essaie de le faire dans mes livres.

Autre façon d’être utile, fonder les Cities of Refuge North America, à l’attention d’écrivains menacés ou exilés.

Il s’agit d’une extension d’un programme européen, mis sur pied par le Parlement international des écrivains, autrefois présidé par Salman Rushdie. Ainsi, 23 villes sont impliquées en Europe. J’ai créé le même type d’organisme aux Etats-Unis. L’idée : offrir un refuge aux écrivains persécutés, attaqués ou menacés. J’appartiens à la communauté des écrivains. Ils représentent ma famille. Je me sens proche d’eux par la liberté. En Occident, nous avons la responsabilité d’aider nos frères écrivains qui n’ont pas cette chance. C’est un acte de citoyenneté.

ENTRETIEN : KERENN ELKAÏM

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