CONSOMMATION

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Depuis deux mois, un petit millier d’élèves effectuent leurs dépenses scolaires au moyen de la carte de paiement Portos. Dans les écoles et ailleurs, ce mousquetaire bancaire fait bien des vagues

Elle n’a que quelques semaines mais tout le monde en parle: la carte Portos, introduite par la banque Dexia dans deux établissements scolaires pilotes (à Tournai et à Jette), suscite des débats passionnés. Ce mode de paiement n’a pourtant rien de révolutionnaire. Comparable à la carte Proton, elle présente, néanmoins, quelques spécificités.

Les élèves qui la détiennent la chargent (à concurrence de 5 000 francs au maximum) via un terminal installé dans l’école et relié à un compte bancaire. Celui-ci, unique pour tout l’établissement, est alimenté par les parents, qui personnalisent leur virement au moyen d’une communication structurée. Chargée, la carte, nominative, permet ensuite à l’adolescent d’effectuer toutes ses dépenses scolaires: les repas de midi, l’achat de boissons, de friandises… Le tout en euros, vu l’arrivée prochaine de la monnaie européenne. S’ils le souhaitent, les parents peuvent obtenir un décompte détaillé de ces dépenses. Jusqu’à prèsent, ils sont peu nombreux à y recourir. Seule la manoeuvre de chargement de la carte nécessite l’utilisation d’un code. En d’autres termes, la carte perdue, même si l’on peut faire opposition à son utilisation, équivaut à de l’argent volatilisé.

« L’idée de Portos nous est venue il y a plus de deux ans, lorsque nous avons pris la mesure des problèmes soulevés par la circulation d’argent liquide dans les écoles, tant pour les économats que pour les élèves, victimes potentielles de vols », explique Gilles Orts, responsable du projet chez Dexia.

Plus prosaïquement, la banque ne fait pas mystère de son souhait de conquérir, via Portos, de très alléchantes parts de marché. « Nous cherchons plus à fidéliser les écoles que les élèves », assure Gilles Orts. Dexia (ex-Crédit communal) compte pourtant déjà de nombreux établissements parmi ses clients. En Communauté française, toutes les écoles officielles lui sont acquises, contre 70 % en Communauté flamande. C’est surtout dans l’enseignement libre que la banque pourrait davantage prendre pied: seules 20 % des écoles francophones de ce réseau lui sont fidèles, et 10 %, en Flandre. Certes, des systèmes plus ou moins similaires (clés, cartes) sont déjà en place dans certaines écoles, mais leur développement reste limité.

Après deux mois d’expérimentation, Portos donne suffisamment satisfaction à ses utilisateurs pour que Dexia se lance dès à présent dans sa commercialisation à grande échelle. Sa cible: les écoles secondaires. « L’accueil qui nous est réservé est généralement favorable, assure Gilles Orts. Actuellement, nous rédigeons les devis. »

De fait, l’installation du système Portos dans les écoles a un coût, et non des moindres. A titre d’exemple, l’achat de 1 000 cartes et de 12 terminaux (de gestion, de chargement et de paiement), en plus du droit d’accès au programme ad hoc, nécessite un investissement de 640 000 francs. Une somme importante que les écoles peuvent réduire en réclamant une caution pour chaque carte distribuée.

« L’investissement de départ est immédiatement récupéré en temps et en personnel, assure Michel Obsomer, directeur du collège Notre Dame, à Tournai, l’une des deux écoles pilotes. Auparavant, nous devions compter et trier entre 25 et 40 kilos de pièces de monnaie par semaine. » Aujourd’hui, 700 des 860 élèves de l’établissement ont librement choisi les services de Portos. Ce sont essentiellement les élèves de rhéto qui ont décliné l’offre, jugeant inutile de verser une caution pour quelques mois seulement.

Outre Dexia – la banque pense récupérer son investissement initial d’ici à 4 ans -, les économes et comptables des écoles sont les premiers bénéficiaires du système. Les paiements effectués par carte sont en effet recensés directement poste par poste, ce qui facilite grandement leur tâche et leur fait gagner un temps précieux.

Plus pratique. Et plus dangereux?

La généralisation des paiements électroniques dans les écoles devrait avoir le même effet sur la vie des parents. « Je prépare parfois trois enveloppes d’argent par enfant, avec le montant exact demandé pour les repas, pour la caisse de classe et pour l’une ou l’autre activité », soupire une maman de jeunes adolescents. Quant aux enseignants, ils ne cachent pas leur soulagement à l’idée de ne plus jouer aux tiroirs-caisses. Et les élèves ? « La carte est pratique quand on a oublié ses tartines, lance Marie, 13 ans. Mais on a tendance à dépenser plus qu’avec de l’argent liquide. »

C’est, justement, l’un des arguments avancés par ceux qui s’interrogent sur la pertinence d’une telle carte dans l’enceinte scolaire. « Ce mode de paiement peut être dangereux parce que son utilisateur n’a pas toujours conscience des flux financiers qui y sont liés, explique Nicole Fraselle, directrice de l’Observatoire du crédit et de l’endettement. Les avantages que procure ce sésame constituent des risques pour les publics non avertis. »

« Les enfants ne doivent pas être coupés de la vie réelle, réplique Marc Obsomer. C’est d’ailleurs notre rôle de les y préparer. En outre, de nombreux élèves disposent déjà de cartes bancaires classiques. C’est comme pour les GSM: on ne pourra pas s’opposer à cette évolution. » Jusqu’à présent, les montants chargés par les élèves sont en moyenne inférieurs à 10 euros (400 francs). « Les adolescents sont plus raisonnables qu’on le pense », souligne Gilles Orps.

Tout encadrement serait-il donc inutile ? Plusieurs voix s’élèvent, aujourd’hui, pour demander que les écoles profitent de cette innovation technologique pour former ou informer leurs élèves sur la gestion d’un budget, sur le fonctionnement du monde bancaire… et sur les pièges du surendettement. « L’éducation à ces notions n’a pas été posée en préalable à l’installation des terminaux de paiement, déplore Jacques Sepulchre, secrétaire général de la Ligue des familles. Or il y a une réflexion à mener sur ce sujet, comme sur le rôle de l’école, qui, sciemment ou non, introduit très tôt l’enfant dans les circuits de consommation. »

Dans les écoles pilotes, la question de cet apprentissage ne s’est guère posée. « Les jeunes comprennent très vite, explique Marc Obsomer, qui dirige une école fréquentée par une population plutôt aisée. On le voit aussi pour la conversion en euros, qui n’a posé aucun problème. Les adolescents d’aujourd’hui sont beaucoup plus souples que nous. »

Rien ne dit, pourtant, qu’il en ira de même dans toutes les écoles, ni dans tous les milieux socio-économiques. « Dans les régions plus défavorisées, le système risque de ne pas être accessible à tout le monde, reconnaît Gilles Orps (Dexia). La notion même de communication structurée n’est pas acquise pour tous les adultes. L’information à destination des parents doit donc être très bien assurée. »

Fidéliser les ados

L’intrusion d’une banque dans le milieu scolaire, où la publicité est théoriquement interdite, a également suscité des protestations, même si Dexia n’est visible que sur le logo imprimé au dos de la carte Portos. « Si l’objectif de la banque est d’attirer de nouveaux clients, les adolescents en l’occurrence, il n’est pas sûr qu’elle y parviendra, lance Nicole Fraselle. Les jeunes constituent un public très instable, adepte du zapping bancaire. » Le propos n’apaisera cependant pas le Crioc (Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs). « Ce n’est pas le rôle d’une école de fournir des clients aux banques », tranche Luc Joossens, un sociologue attaché au service d’études. Jusqu’où cela ira-t-il, sachant que toutes les écoles ont des problèmes budgétaires ? Que fera-t-on si IBM propose d’installer des ordinateurs pour les élèves, ou si McDonald’s offre de leur fournir des repas ? Ce qui nous pose problème, ce n’est pas la carte, mais le lien qu’elle induit avec une banque, en milieu scolaire. »

Le Crioc et quelques autres seraient donc ravis que les pouvoirs politiques s’intéressent au phénomène Portos, voire qu’ils imposent des conditions: adhésion au système sur la base volontaire uniquement et interdiction de toute publicité pour la banque concernée, par exemple. Ils seront sans doute amenés à le faire. D’autant qu’un mousquetaire reste rarement esseulé…

Laurence van Ruymbeke

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