Compte de Noël

Le treizième jour après que la princesse mère eut donné le jour à la princesse fille, tirés de leur profond sommeil par cent et un coups de canon, les Rois mages se retrouvèrent dans le Parc de Bruxelles au douzième coup de minuit. Le premier n’était pas venu de loin: il régnait sur le palais des Beaux-Arts, après avoir longtemps honoré une Générale voisine. Le deuxième avait dû interrompre une partie de gueulfe sur les terres familiales du Zoute, où son frère chassait les gueux porteurs de frigo-boxes. Le troisième était excusé, retenu par un conseil d’administration.

Les bras chargés d’actions, d’obligations et d’estoque options, les Rois mages se présentèrent au palais royal et sonnèrent à l’huis. Après un long moment, une fenêtre s’ouvrit, laissant apparaître, en chemise et bonnet de nuit, leur collègue le Roi des Belges. « Passez votre chemin, manants », leur lança-t-il, avant de les reconnaître. « Ah, c’est vous ? Ça va dites ? C’est pour la petite ? Vous arrivez un peu tard, elle est déjà comblée de présents. De toute façon, elle dort à Laeken. » Puis, avisant les enveloppes qu’ils portaient sous les bras : « Dites, si vous donniez plutôt cela à mon grand connétable ? Il a un urgent besoin d’écus pour une réforme fiscale. » Gaspard et Balthazar, mais on l’appelait Balthie, car il parlait aussi l’anglois, repartirent donc vers le Lambermont, où dormait le grand connétable. En chemin, ils le croisèrent justement, occupé, avec des airs de conspirateur, à transporter des caisses de documents vers le palais des Académies. Voyant cheminer paisiblement ces deux nobles et cacochymes vieillards, le grand connétable les prit d’abord pour des académiciens et tenta de dissimuler son chargement: « Rassurez-vous, je ne vous chasse pas. Je n’occuperai vos bureaux qu’au fur et à mesure des départs naturels ! » Puis, il reconnut les Rois mages : « Vous tombez bien. Figurez-vous qu’en triant les papiers laissés dans la cave par mes prédécesseurs – je ne voulais pas déménager de choses inutiles – , j’ai retrouvé une pleine caisse d’actions d’une compagnie aérienne. Deux ans que je suis grand connétable, et personne ne m’avait dit que nous étions actionnaires d’une compagnie aérienne ! Cela me gêne beaucoup: c’est contraire à mes options idéologiques et philosophiques. En plus, pour aller en Toscane, je préfère prendre ma voiture. Vous ne trouvez pas que je devrais laisser cela au secteur privé ? » Aussitôt dit, aussitôt fait, les deux Rois Mages repartirent avec le précieux trésor. Ce n’est que le lendemain matin qu’ils apprirent par des journalistes que les avions ne volaient plus. Qu’à cela ne tienne : leur existence était devenue ennuyeuse, l’aventure les excitait beaucoup, ils croyaient revivre leurs soixante glorieuses, et qu’importe si la somme de leurs âges dépassait celui du royaume de Belgique ! Le temps d’appeler quelques amis en quête de capital à risques et de placements audacieux, ils se rendirent galerie Louise pour acheter un nouvel habit et une perruque poudrée dernier cri, se firent refaire les ongles, la mouche et le maillot, puis se présentèrent aux studios des médias étatiques. Là, alternant avec aisance français et néerlandais, radio et télévision, Kermit et Piggy, ils chantèrent tour à tour leur attachement au royaume et à l’économie de marché, les vertus du libéralisme et la pesanteur du syndicalisme, la compétitivité des entreprises et l’insupportable poids des charges sociales. Avec quelques milliards de plus, et surtout quelques dettes et dix mille salaires en moins, il ne devrait pas leur être impossible de faire mieux que leurs prédécesseurs.

Puis, le samedi, fourbus et soucieux d’éviter la populace, qui ne manquerait pas de déferler dans les rues en cas de victoire contre la République tchèque, ils firent affréter un avion pour la Suisse. L’un y avait quelques amis banquiers, l’autre un chalet à Verbier.

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