Comment l’Europe résiste à la concurrence

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Le processus de Bologne s’est imposé en Europe. Ses buts : concurrencer les Etats-Unis et l’Asie, et stimuler la mobilité des chercheurs et des étudiants. Mais les universités restent sous-financées, les recteurs et directeurs luttent pour garder leur pouvoir, les étudiants les plus modestes craignent d’en faire les frais.

Juin 1999, dans Bologne la savante (la cité abrite la plus ancienne université européenne, ce qui lui vaut ce surnom), 29 ministres de l’Education veulent faire progresser l’Europe des universités. En ce début du xxie siècle, l’Europe n’est plus au c£ur de la dynamique universitaire. Le centre a gagné l’Amérique du Nord, où se pressent les étudiants étrangers, et se déplace désormais vers l’Asie. Le Vieux Continent a tenté de riposter, en stimulant le brassage des enseignants, des chercheurs et des étudiants. Pour ce faire, il fallait harmoniser les diplômes européens et les procédures d’évaluation des établissements : c’était la pre-mière condition. Dix ans plus tard, 45 pays de l’Europe élargie ont accepté d’abandonner leurs systèmes nationaux pour s’inscrire dans le processus de Bologne. Dès la prochaine année académique, un étudiant devrait pouvoir faire valider sans souci une année à Prague, une autre à Oxford, une dernière à Berlin ou à Barcelone. Avant de se faire embaucher à Londres ou à Stockholm.

Dans un univers de compétition mondiale, cette réaction européenne est prise au sérieux. Elle suscite en tout cas des études et des débats dans le monde entier, et des demandes de collaboration et de participation.  » Une multitude de pays marquent leur intérêt ! Citons l’Australie, le Japon, la Chine, Israël, le Maroc, le Mexique… « , se réjouit Marie-Dominique Simonet (CDH), ministre de l’Enseignement supérieur. Un mouvement insuffisant toutefois pour effrayer réellement les puissants concurrents américains et asiatiques.

A Louvain-la-Neuve, les 27 et 28 avril, les 45 ministres de l’Education  » évalueront, comme tous les deux ans, les progrès accomplis et les nouvelles mesures à mettre en £uvre « . On y discutera d’un  » classement européen « , fondé sur d’autres critères d’évaluation que les rankings américain et asiatique. Des arguments qui ne réussissent pas à vaincre les résistances des corps académiques et des étudiants en Europe.

Chez nous aussi, les fusions ne s’élaborent pas sans anicroches ( lire l’encadré page 40). Elles font l’objet de multiples négociations, qui prennent parfois un tour aigre, et au cours desquelles se frottent les ego : aucun recteur, aucun directeur n’accepte de céder une parcelle de son influence. Surtout, ce gigantesque projet se construit sur la base de clivages, essentiellement philosophiques, ce que certains regrettent.  » On réfléchit en réseaux laïques-catholiques, au lieu d’appliquer une logique géographique et compétitive « , dénonce un professeur de l’UCL. A raison. Alors que nos concurrents directs ont reçu un fameux bol d’air : l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, la France refinancent en effet massivement leurs universités, renforçant encore la compétition à l’intérieur même de  » l’espace Bologne « .

Car c’est la première des priorités. Plus un pays développé investit dans son enseignement supérieur, plus sa croissance est forte. Or, en Belgique, le secondaire coûte plus que la moyenne OCDE. A l’inverse, le supérieur coûte moins. Il faut donc réorienter les dépenses d’éducation. Des efforts seront consentis par la Communauté française aux universités dès l’année prochaine. Ce ne sera pas assez.

L’harmonisation des diplômes européens est fondée sur le fameux BMD (pour bachelor-master-doctorat) ou plutôt, c’est plus court et plus moderne,  » le 3-5-8 « . Qui a fait passer la Belgique du traditionnel schéma candi, licence, DESS/DEA, doctorat à un découpage en trois cycles de 3 ans (bachelor), 2 ans (master) et 3 ans (doctorat). Premier effet : Bologne a allongé la durée des études.

Deuxième effet : presque tous les pays ont adopté le même enseignement par semestre ; la même définition de quota de crédits, c’est-à-dire des  » morceaux  » de diplôme, valables partout en Europe ; et de distribuer le même passeport de l’étudiant, un document qui détaille son parcours. Une année d’étude équivaut à 60 crédits. En clair, avec Bologne,  » je vais pouvoir traduire mon cursus en termes compréhensibles dans tous les pays « , s’enflamme Laure, étudiante en MBA à Solvay.

On évalue partout la qualité des études

La  » valeur ajoutée  » d’un  » morceau  » de diplôme sur un campus étranger est de plus en plus mis en doute. Les exemples foisonnent d’étudiants Erasmus aux emplois du temps faméliques, aux difficultés linguistiques telles qu’elles ne permettent pas un suivi sérieux des cours, et qui ont recours aux notes de complaisance. Les universitaires se plaignent ouvertement de ces séjours au rabais.  » Quand j’ai choisi Barcelone, c’était plus pour le soleil et l’ambiance que pour les cours « , concède Jérémy, étudiant en journalisme à l’UCL. Ce qui était considéré comme positif – les voyages ouvrent l’esprit, qu’importe le contenu académique – commence à être remis en question. Généraliser les diplômes dans quelque 45 pays soulève donc cette question : pour que des étudiants monnaient une partie d’année universitaire de la même façon à Bruxelles ou à Salamanque, ils doivent être assurés de la qualité des cursus. Il faut dès lors que les pays acceptent d’évaluer leurs établissements. Certains y sont franchement hostiles. De son côté, la Belgique francophone a, pour commencer, créé un organisme unique chargé d’évaluer la qualité de son enseignement supérieur. Mais cette évaluation se fait encore sur une base volontaire, et  » ses résultats ne sont pas destinés à être publiés « , souligne Marie-Dominique Simonet.

Pour jouer dans la cour des grands, à l’échelle européenne et mondiale, il faut une réputation d’excellence. Et pas d’excellence sans alliances.  » Le but n’est pas de rationaliser ou de faire des économies d’échelle, mais il y a sur-offre. Il faut faire mieux en mettant en commun les moyens « , rappelle Marie-Dominique Simonet. C’est justement ici que le sujet devient fâcheux. Car mieux exploiter les moyens exige l’extinction des doublons, en stimulant fusions et rapprochements entre universités et Hautes Ecoles. En 2010, 3 académies ( voir l’encadré ci-dessus), au lieu des 7 universités actuelles, engloberont toute l’offre d’études de type long (cinq ans). A laquelle on ajoute les futurs architectes, kinés, ingénieurs industriels, les traducteurs-interprètes… Et les futurs instituteurs, si la durée des études passe à cinq ans. Quant aux Hautes Ecoles, en 2007, elles se chiffraient à 29. A moyen terme, elles seront au nombre de 23.

L’UCL avant tous les autres ?

Le scénario de voir émerger une UCL toute-puissante, hégémonique, offrant un éventail complet de formations supérieures sur des campus couvrant tout Bruxelles et la Wallonie, concurrencées par deux ou trois universités régionales (ULB, ULg et UMons) reste crédible. Avec, pour toile de fond, des relations tendues entre le grand frère louvaniste et les facultés Saint-Louis, qui doivent intégrer, avec l’UCL, la future Académie de Louvain : la crainte de campus plus modestes d’être avalés par un mastodonte… Aux Facultés de Namur, en poids inférieur à l’UCL, surgit la même angoisse.  » La loi du nombre jouera. Et, dans les grandes décisions à prendre, l’UCL pèsera plus lourd « , déclare René Robaye, délégué syndical. Concrétement ?  » Quand il s’agira d’installer des nouveaux laboratoires, Namur aurait-elle la priorité ? « 

C’est, à peu de chose près, ce qui se passe en Flandre, où règne la tentaculaire KULeuven et ses 80 000 étudiants.

On l’a déjà dit : Bologne cristallise la concurrence entre établissements supérieurs, surtout dans les disciplines où la compétition se révèle déjà forte : les études de commerce, en première ligne. Des milliers de programmes de MBA en gestion, dans les universités et les business schools, se disputeront cette manne. Ce pourrait être une bonne nouvelle pour les acteurs du marché, si ce n’est que l’empoignade risque d’être féroce. Et nous ne sommes pas les mieux armés.  » Si le Core ( NDLR : centre de recherches économique, UCL) avait fusionné avec Solvay Business School ( NDLR : ULB), nous serions apparus en tête dans le classement européen, à la 3e place !  » bouillonne un professeur d’économie à l’UCL.

La contrainte de la concurrence incite évidemment à des investissements coûteux. La Solvay Business School va investir 20 millions d’euros dans l’installation d’un nouveau campus, à Bruxelles, dont le chantier a été lancé début mars, afin d’accroître sa visibilité internationale et d’accueillir davantage encore d’étudiants. En tout cas,  » la concurrence avec les autres MBA ne se fonde pas que sur la pédagogie et l’excellence du programme, mais aussi sur les prestations, en termes d’infrastructure, que peut offrir l’école. Les centres de formation continue américains peuvent ressembler parfois à des hôtels de luxe « .

Dès 2010, les universités seront refinancées à hauteur de 30 millions d’euros : 4 millions par an durant sept ans, puis 2 millions la dernière année. Ce coup de pouce suffira-t-il pour jouer dans la cour des grands ? Les campus américains déboursent, en moyenne, 36 500 euros par étudiant, contre 8 700 euros en Europe. Dans ce marché globalisé et concurrentiel, le nerf de la guerre est surtout financier. C’est bien simple : plus de moyens débouchent sur plus de résultats. Une logique qui crée un vrai cercle vicieux : les meilleures universités, très bien financées, séduisent les meilleurs professeurs, les meilleurs chercheurs, les meilleurs étudiants, et renforcent davantage leur position de leader, mettant peu à peu en péril nos universités.

Bref, les campus européens attirent moins d’étudiants étrangers mais, surtout, moins de professeurs et de chercheurs que les Etats-Unis et l’Asie. Pis, la moitié des Européens qui décrochent leur doctorat outre-Atlantique y séjournent longtemps ou définitivement. Une des premières missions, pour les responsables politiques et les autorités académiques, est donc de valoriser la recherche, pour lui donner plus de visibilité sur la scène mondiale, d’attirer des crédits de recherche, d’accéder aux grands réseaux de recherche européens et internationaux, d’améliorer nos positionnements dans les rankings internationaux. Bernard Coulie, futur ex-recteur de l’UCL et promoteur du lifting actuel, s’y est essayé : il s’est cassé les dents et a jeté l’éponge. Dans sa volonté de gérer différemment les pôles Recherche et Enseignement, le patron de l’UCL s’est attaqué à une forte contestation interne et à une grande résistance au changement.

Menaces sur la diversité des filières

Tout le monde, ou presque, s’en doute : très bientôt, on comptera en Communauté française trois pôles académiques. C’est en tout cas la logique dessinée par les autorités politiques. Certains s’inquiètent de ses conséquences : menaces sur la diversité des filières, sur l’emploi des professeurs, la démocratisation et le coût des études, la proximité géographique et la taille des campus. Notamment à Mons. Membre pressenti avec l’ULB de l’Académie Wallonie-Bruxelles, la future université de Mons rejette ce scénario. C’est simple, elle n’en veut pas. En cause : la peur de voir encore se réduire l’offre d’études dans le Hainaut, et la volonté de conserver un enseignement de proximité. Justement, ce mariage forcé mettrait en péril certains cursus hennuyers, qui doublonnent avec ceux de Bruxelles. Or, vu son profil socio-économique, le Hainaut doit s’appuyer sur une université régionale à dimension humaine.

Il y aussi les Hautes Ecoles, qui forment la grande majorité des étudiants. D’où viennent leurs craintes ? Essentiellement des synergies entre Hautes Ecoles et universités. Des HE (celles qui octroient un grade académique) sont poussées à fusionner avec une université, à l’image de HEC Liège à l’ULg, et de l’Institut de traduction et d’interprétariat à l’ULB.  » Cela crée une inégalité pour les Hautes Ecoles qui resteront sur le carreau « , prévient un délégué syndical, par ailleurs enseignant dans une HE. Surtout, on encourage le transfert de toute formation de type long vers l’université, et on reléguerait le type court professionnalisant en seconde zone.

Les représentants étudiants, eux aussi, mènent campagne contre ces fusions,  » parce qu’elles répondent à une logique marchande « . On instaure une élite intellectuelle et, donc, un enseignement à deux vitesses (entre universitaire et bachelier professionnalisant). Pour eux, les fusions s’avèrent dangereuses :  » Dès 2015, il sera possible de supprimer les bachelors du site de Louvain-la-Neuve pour se concentrer sur les masters, seuls à être  » vendables  » » au niveau international.  »  » Il n’est pas question de supprimer des implantations et des postes « , martèle Marie-Dominique Simonet. Mais, le soupçon a pris corps.  » Les fusions créent le cadre pour cela « , lancent syndicats et étudiants.

Pourtant ni les universités ni les Etats n’ont intérêt à jouer la sélection entre bachelor et master dans un contexte de concurrence européenne entre établissements. Leur objectif est de maintenir un flux suffisant au niveau master pour alimenter la recherche et les emplois qualifiés, et surtout pour conserver leur financement. On sait que le budget des universités est évalué sur le principe d’une enveloppe fermée. Résultat : le coût moyen par étudiant est influencé par le nombre d’étudiants inscrits.

Etudier loin de chez soi : une affaire de privilégiés

Paradoxe ? Alors qu’on proclame que  » la mobilité des étudiants européens devient la règle, et non plus l’exception « , Erasmus séduit moins. Quand les jeunes des nouveaux pays membres sont encore en appétit, la Vieille Europe fait la fine bouche. Toujours attractifs en Pologne ou en Hongrie, il stagne chez nous. Autant dire que l’objectif volontariste de Bologne a déjà du plomb dans l’aile… On avance plusieurs explications à ce  » raté  » : la conséquence de la réforme Bologne dans de nombreux pays, l’absence de financement, le manque d’information et enfin la difficulté de la reconnaissance de diplômes.

Faire une partie de ses études loin de chez soi reste une affaire de privilégiés, et exclut un grand nombre de jeunes. C’est une certitude : à peine 4 % des jeunes étudient dans un autre pays que le leur. Le montant des bourses Erasmus ne permet pas aux familles de couvrir tous les frais liés à un séjour à l’étranger. Pour lever ce frein et contourner la faiblesse de budget européen consacré aux programmes d’échanges, la Commission européenne cherche à ouvrir des possibilités de prêts à taux zéro via la Banque européenne d’investissement. Un projet émis avant la crise financière…

Soraya Ghali

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