Jos de Gruyter et Harald Thys dans leur antre, bourré d'accessoires aussi hétéroclites qu'improbables. © DEBBY TERMONIA

Commedia dell’arte

Difficile d’imaginer histoire plus belge que celle de Jos de Gruyter et Harald Thys. Ce duo, qui représentera notre pays à la Biennale de Venise 2019, nous a ouvert les portes de son atelier-capharnaüm.

C’est dans l’un des plus anciens artist-run space – comprendre lieu alternatif de fabrique ou d’exposition d’art contemporain autogéré par des créateurs – bruxellois que Jos de Gruyter (53 ans) et Harald Thys (52 ans) nous donnent rendez-vous pour lever le voile sur la proposition artistique qui sera associée à la Belgique lors de la prochaine Biennale de Venise (du 11 mai au 24 novembre). Fondé en 1991 et initialement situé dans la rue Antoine Dansaert, Etablissement d’en face a désormais installé ses quartiers rue Ravenstein. La porte de ce lieu tout en longueur est à peine franchie que le regard est aux prises avec un foutoir sans nom. Costumes en tout genre  » gracieusement donnés par La Monnaie « , mannequins éventrés, accessoires aussi hétéroclites qu’improbables, peignoirs flambant neufs achetés chez La Redoute ou encore mood board punaisé à même le mur, la scène a des allures d’avalanche visuelle.

Tous les deux se disent attirés par l’état de psychose de la société actuelle.

Anne-Claire Schmitz, la commissaire qui a poussé le tandem bruxellois à poser sa candidature, s’excuse platement :  » Désolée pour le désordre mais nous sommes en plein déménagement.  » Devant la mine stupéfaite du visiteur, la jeune femme qui dirige La Loge – un espace dédié à l’art contemporain, l’architecture et la théorie – se lance dans une explication révélatrice quant à la situation précaire de ceux qui, sous nos latitudes, dédient leur vie à la pratique artistique :  » Leur atelier est en réalité situé du côté de Laeken mais il est trop excentré pour ce projet qui nécessite une logistique importante. Vu que Jos est l’un des fondateurs d’Etablissement d’en face, ils ont pu squatter cet endroit pendant quelque temps. Hélas, il est l’heure de céder la place. Heureusement, Bozar, qui est l’un des partenaires sur ce projet, a mis un local à leur disposition. Dans les jours qui viennent, on va tout transporter là-bas. A leur décharge, il faut signaler que Jos et Harald n’ont jamais été placés face à une production de cette importance.  »

A cheval entre deux ateliers et obligés de transbahuter leur matériel d’un endroit à l’autre, Jos de Gruyter et Harald Thys ont davantage l’air d’intermittents du spectacle livrés à la débrouille que de plasticiens avec un grand P tels qu’on les imagine à la tête d’une armée d’assistants… Cela malgré le fait qu’ils aient exposé au MoMA PS1, à New York, ou à la fondation Pinault, à Paris et à Venise, et qu’ils soient représentés par des galeries internationales – Isabella Bortolozzi (Berlin) et Gavin Brown’s Enterprise (New York, Rome).

Dumb & Dumber

Mal rasés et les traits un peu fatigués, Jos de Gruyter et Harald Thys ne semblent pas désespérer le moins du monde de la situation. Habitués à contempler la société  » avec amusement mais parfois aussi avec crainte « , les deux artistes qui travaillent ensemble depuis plus de trente ans en ont vu d’autres.  » Jos de Gruyter et Harald Thys sont habitués à distiller des fictions à partir d’une réalité parfois  » trop réelle « . Tous les deux se disent volontiers attirés par l’état de psychose de la société actuelle, tout en redoutant et ventilant celui-ci à travers leurs créations « , précise Anne-Claire Schmitz. Casquette vissée sur le crâne pour Harald et jeans usé pour Jos, la fine équipe renvoie vers Dumb & Dumber, le film des frères Farrelly qui met en scène deux idiots de première.

A Venise, les plasticiens endosseront le rôle de
A Venise, les plasticiens endosseront le rôle de  » filtre entre le réel et le visiteur « .© DEBBY TERMONIA

Comme souvent, on aurait tort de s’en tenir aux apparences : l’idiot n’est pas toujours celui que l’on croit. On en prend la mesure alors qu’Harald Thys présente la galerie des personnages, dont les visages sont tout droit sortis d’imprimantes 3D, qui rempliront le palais belge à Venise. Ainsi de madame Legrand, une poupée vêtue de noir représentant  » une femme ayant fait tellement preuve de zèle pendant la guerre que même les Allemands ont dû la calmer « . Il est également question de Brigitte Pannekoecke et son scampi dans la bouche, voire de sa mère  » totalement dépressive  » que les deux intéressés ont placée dans une chaise roulante. Ancien dictateur, professeur de math traumatisant rencontré lors de leur parcours scolaire ou cousin éloigné, les figures hautes en couleur ou tristement ordinaires ne manquent pas – les deux plasticiens ont même imaginé deux automates à leur effigie, histoire de ne pas s’exclure du constat – composant un cirque qui nous rappelle forcément quelque chose.

 » La proposition comprend une vingtaine de poupées – souvent automatisées et parfois douées de parole -, une série de grands dessins et des grilles d’acier. L’espace central du pavillon exposera des figures d’antan. On pourra y voir un musicien, un pizzaïolo, un tailleur de pierres, une fileuse… Les stéréotypes, en somme, des métiers d’autrefois. Il s’agit d’un monde utopique, pur et propre. Le public sera le bienvenu dans le monde central pour y admirer les figures automatisées sous tous les angles. Les espaces latéraux du pavillon, quant à eux, seront séparés de la pièce centrale par des barreaux. Ces niches abriteront les damnés, les zombies, le monde obscur et les exclus. Ils seront bien plus nombreux que les figures peuplant le centre. Le visiteur aura moins de chance de les appréhender, ils ne pourront qu’être observés au travers des barreaux, comme dans un zoo. L’univers du pavillon ne choque pas, il est lui-même traumatisé… « , commente Anne-Claire Schmitz. Ce scénario a été en partie soufflé au binôme par une observation attentive du monde moderne.  » Dans le quartier où j’habite, il y a des perles. Je pense à ce monsieur qui déjeune au Pain quotidien en bottes d’équitation ou à cette dame dont le manteau de fourrure semble constitué d’au moins cinquante animaux morts… la vie est une source d’inspiration inépuisable « , sourit Harald Thys.

C’est que la tragi-comédie de l’existence est à l’origine de Monde Cane, du nom de l’exposition que le duo présentera tant à Venise que, par la suite, à Bruxelles (Bozar). Sous des abords légers et presque enfantins, Thys et de Gruyter livrent une partition politique et grinçante.  » C’est une exposition sur la figure humaine et les récits qui l’accompagnent, détaille la commissaire du projet. Il prend sa source dans un film éponyme sorti en 1962. Réalisé par Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, ce long métrage consistait en un assemblage de séquences déclinées à la manière d’un documentaire. Le but de la manoeuvre était de soi-disant présenter des pratiques culturelles venues des quatre coins du monde. Celles-ci étaient agencées et montées d’une telle façon et avec une telle mauvaise foi qu’elles devenaient choquantes.  » Des fake news avant la lettre ? On n’en est pas loin. Et pas des moindres… lorsque l’on se rappelle que l’artiste Yves Klein fit un malaise cardiaque, devant entraîner sa mort un mois plus tard, lors de l’avant-première de Mondo Cane au festival de Cannes. En le présentant comme un  » artiste tchécoslovaque  » et en le ridiculisant au travers d’un montage suggestif, les réalisateurs italiens avaient porté un coup fatal au visionnaire des fameuses Anthropométries. Les motivations ? Elles étaient des plus basses : goût du sensationnalisme et rentabilité maximale.

Il semble difficile de trouver approche plus belge que celle de Mondo Cane.

Pseudo inutile

En présentant ce qu’ils désignent comme un  » petit musée du folklore  » à l’exécution volontairement approximative, les deux Bruxellois démontent les idéologies culturelles, les hégémonies et les stratégies narratives à l’oeuvre dans le monde moderne. La critique est radicale qui dévoile des êtres répétitifs et trop heureux de se complaire dans des certitudes avariées.  » Il faut y voir une ode à la tradition, nous poussant à comprendre le sens du terme « tradition » comme un manteau de sécurité grâce auquel l’homme est assuré d’occuper une place centrale « , précise Anne-Claire Schmitz. L’ensemble interroge également les mécanismes mêmes de la grand-messe au sein de laquelle l’exposition prendra place. Datant de 1895 et basée sur un principe de représentation nationale, la Biennale de Venise est tout sauf neutre.

Des visages tout droits sortis d'imprimantes 3D.
Des visages tout droits sortis d’imprimantes 3D.© DEBBY TERMONIA

 » Il y a un côté très xixe siècle dans cet événement, explique Harald Thys. On y vient comme on flânait autrefois sur les grands boulevards le dimanche. On se montre dans ses plus beaux habits en se pensant romains et les autres forcément barbares.  » Si le travail présenté est incontestablement critique, il est également, de l’avis de tous, perçu comme généreux. Outre l’exposition proprement dite, Thys et de Gruyter prolongent leur point de vue à travers un site Internet et une publication. Refusant de livrer les coulisses du projet comme c’est souvent le cas, ces autres supports confirment le rôle de  » filtre entre le réel et le visiteur « , l’expression est d’Anne-Claire Schmitz, qu’endossent les deux plasticiens. Il est également à noter qu’en utilisant le registre de la forme muséale, les deux créateurs s’inscrivent à l’intérieur d’un trope qui agite l’art contemporain. On se souvient peut-être de la dernière Biennale de Venise lors de laquelle Damien Hirst donnait à voir le fruit d’une pseudo-découverte archéologique dans une mise en scène tonitruante, il n’est pas interdit de penser que le tandem belge explore le même format, mais avec l’humilité et le second degré qui convient à notre petit pays.

Par comparaison, on pense à ce que symbolise un musée de la vie rurale au regard du British Museum. Dans la foulée, on se doit de dire un mot sur la polémique qui a entouré le choix de cette proposition par la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), Alda Greoli. Pour rappel, avait été stigmatisé le fait que Thys et de Gruyter étaient certes bruxellois mais avant tout néerlandophones – le néerlandais étant leur langue maternelle -, ce que d’aucuns trouvaient gênant alors que la participation à la Biennale de Venise constitue le budget quadriennal le plus élevé dédié aux arts plastiques en FWB. Pourtant, au vu du propos, il semble difficile de trouver approche plus belge que celle de Mondo Cane. Refusant le spectaculaire et la grandiloquence, celle-ci ne peut que trouver grâce aux yeux de tous ceux qui espèrent encore une Belgique dans laquelle le nord et le sud du pays ne se tournent pas définitivement le dos.

Mondo Cane : à la Biennale de Venise, du 11 mai au 24 novembre prochains. www.mondocane.net

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