Coe de maître !

Le grand horloger de la littérature anglaise entrelace les destins de ses personnages dans une mécanique implacable. La Pluie, avant qu’elle tombe est un nouveau bijou.

Jonathan Coe écrit des romans très British, aussi minutieusement construits que le carillon de Big Ben. Et, si ce blondinet au visage d’angelot est un horloger de la littérature, il est également un homme très minuté. Qui se cale chaque matin, à 9 heures pétantes, devant l’écran de son ordinateur, pour bûcher jusqu’au crépuscule. Dans le silence de ce labeur monacal, Coe distille l’£uvre la plus éblouissante – avec celle de Ian McEwan – d’outre-Manche. Sa spécialité, c’est la passementerie, l’écriture symphonique, l’art d’entrelacer mille et une histoires en regardant tourner les aiguilles du temps, dont l’inexorable tic-tac entraîne ses personnages vers des destins qu’il s’amuse à ralentir ou à accélérer à sa guise. Et parce qu’il se prénomme Jonathan, comme l’illustre Swift, il ne manque jamais l’occasion d’aller braconner sur des terres où l’humour le dispute à la satire la plus mordante. Ce fut le cas de Testament à l’anglaise, le roman qui le mit sur orbite il y a une quinzaine d’années : il y plongeait la Dame de fer dans un bain de vitriol qui éclaboussa au passage l’establishment politique britannique, travaillistes compris. Et puis le très élégant Coe – qui flingue avec flegme – a réussi un magistral coup double (Bienvenue au club et Le Cercle fermé) où il mettait en scène cette Angleterre rockabilly qui allait être réveillée par les bombes de l’IRA avant de troquer le cynisme des années Thatcher contre les fausses promesses de Tony Blair, sous le regard salace des tabloïds.

Une ritournelle aigre-douce

Lire un roman de Coe, c’est faire le check-up d’une époque, entendre grincer la roue de l’Histoire tout en posant l’oreille sur les c£urs blessés de personnages dont les idéaux ont été trop vite fracassés. On les voit s’agripper nostalgiquement à leur adolescence avant d’entrer à reculons dans le monde adulte. Ce carrousel d’abord enchanté – puis de plus en plus désenchanté – Coe le fait tourner dans son nouveau roman, La Pluie, avant qu’elle tombe, où il égrène la ritournelle aigre-douce d’une prose tchékhovienne.

Dans son bungalow du Shropshire, Rosamond a décidé de se donner la mort. En attendant d’en finir, elle va commenter devant son magnétophone 20 photos de famille qui résument son existence. Au fil de sa confession, entre les débuts du Blitz et les années 2000, trois visages féminins surgiront. Ceux de Beatrix, de sa fille Thea et de sa petite-fille Imogen. Leur point commun, c’est d’être des naufragées, des âmes perdues qui tomberont tour à tour dans les mêmes pièges et se transmettront les mêmes souffrances, le même désamour. Comme si, de génération en génération, la vie était une machine infernale, qui contraint les victimes à devenir des bourreaux…

Le récit de Coe est un écheveau familial tissé dans le mal de vivre. Avec, entre les mailles, des coïncidences funestes et, parfois, de fugaces éblouissements – une escapade édénique en Auvergne, un brin de rêve chapardé dans une roulotte de Gitan, un vieux film qui ressort de l’oubli avec son cortège de souvenirs radieux, ou la silhouette angélique d’une gamine si nourrie de chimères qu’elle  » aime la pluie avant qu’elle tombe  » parce qu' » une chose n’a pas besoin d’exister pour rendre les gens heureux « . Et puis il y a toutes ces pages magnifiques – aussi délicates que du D. H. Lawrence – où Coe offre à ses héroïnes le réconfort verdoyant de la campagne anglaise, comme un refuge miraculeux au c£ur des Enfers. Orchestrant la lente pavane des chagrins et des remords, des rendez-vous manqués et des bonheurs effleurés, ce livre est un joyau, l’£uvre la plus poignante d’un romancier virtuose.

La Pluie, avant qu’elle tombe, par Jonathan Coe. Trad. de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin. Gallimard, 252 p.

André Clavel

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