Cinquante ans de passion

Eblouissante, fragile, énergique, Jacqueline Bir est à l’affiche du théâtre Jean Vilar, et fête ses 50 ans de métier. Rencontre avec une immense comédienne, à l’inaltérable jouvence

Elle est de la trempe des toutes grandes: le port élégant, la voix dominatrice, l’énergie solaire, et ce regard qui ne vous lâche pas. Jacqueline Bir a aujourd’hui un demi-siècle de théâtre derrière elle. « Ce n’est pas grand-chose, si le plaisir reste intact! » lance-t-elle. Des regrets? « Non, certains rendez-vous manqués; mais j’ai fait un maximum de choses passionnantes. L’enthousiasme me pousse, j’ai le goût de la vie. Lorsque l’inconnu me force à sortir du confort de la routine, je n’hésite pas: je creuse plus loin en moi. Quand je vois des jeunes de 20 ans, déjà fatigués, alors que des vieux comme nous – regardez René Hainaux – piaffent encore! La beauté de ce métier, son privilège, c’est de vivre des aventures, même non abouties. J’ai le bonheur de pouvoir dire, au travers de certains textes, ce qui m’est profondément propre. C’est sûrement un exutoire; sinon, j’irais chez un psy depuis longtemps! » Tant pis pour les psys, tant mieux pour les amoureux du théâtre!

Pour Jacqueline Bir, les acteurs sont des êtres excessifs, « hyper-gais, hyper-tristes ». Et d’expliquer: « Nos émotions vibrent plus fort par l’exercice que nous faisons pour les montrer, pour les partager. Quand on entre en scène, on trimbale avec soi tout son vécu, ses failles, ses non-dits, ses enthousiasmes… Cela rend peut-être un vieil acteur attendrissant. Je pense aussi que les spectateurs aiment voir des « bêtes qui se défoncent ». C’est pour eux, je crois, une sensation plus forte que celle suscitée par la seule intelligence, celle qui fait, certes, réfléchir, mais qui émeut moins. »

La voici, après un remarquable Duras (chez Claude Volter), à l’affiche de Cher Menteur, au Jean Vilar, à Louvain-la-Neuve (lire ci-contre). « Le directeur du théâtre, Philippe Sireuil, a très justement choisi cette pièce, plus « facile », dans une saison forte qui exige un effort du public. Le théâtre a une valeur irremplaçable, inégalable au cinéma ou à la télévision: nous, les comédiens, sommes sur le fil du rasoir, du début à la fin de la soirée; tout peut arriver. »

Pour l’actrice, le théâtre est un art sans filet. Et éphémère? « Pourtant les traces existent, réplique-t-elle, dans la mémoire des gens, qui se souviennent de choses que j’ai parfois oubliées, parce qu’elles les ont touchés dans ce qui les ramenait à eux-mêmes. Et puis, je vis dans des objets – mes « grigris » – qui gardent la mémoire des êtres rencontrés. » Photos, livres, disques, objets…, ces mémoires multiples de la comédienne qui a joué sur toutes les scènes, dans tous les répertoires – Racine comme Duras, Mishima comme Albee -, sont bien là, chez elle, dans une joyeuse rencontre des esthétiques, de l’art et de l’humain. Rien de figé, mais une sensation de vie grouillante autour de cette femme qui a choisi de dominer Bruxelles au quinzième étage d’un immeuble de Forest. « Je ne me sens pas bien au ras du sol, j’ai besoin de lumière, de grand air, de regarder l’infini. »

Une ombre embuée traverse son regard lorsque la comédienne évoque son Algérie natale, Oran, ses parents. « J’en suis partie à 18 ans, sans y retourner. Trop terrible! Petite, ce qu’il y avait de l’autre côté de la mer me fascinait, comme cette île à laquelle la grande chaleur donnait un mirage de ruines antiques. J’ai imaginé que l’ailleurs, très beau, restait toujours à découvrir. Enfant unique, dans une ferme, j’étais forcée de me construire un monde à moi! Mes premiers livres étaient des contes, des mythologies, et mon imagination a galopé. Et puis, j’allais à l’opéra, avec mes parents: voilà par où est entré le théâtre dans ma vie! Peut-être aurais-je pu chanter. J’en ai appris les bases à Paris, lorsque j’étudiais au Conservatoire. Quand le moral a du mou, aujourd’hui, c’est vers l’opéra que je me tourne. »

L’avenir? Des projets, ardents, secrets encore. « Notre métabolisme a créé ce besoin de théâtre, et puis, c’est bon pour la tête, pour les muscles! Le plus dur serait de quitter la scène parce qu’on ne nous désire plus. Mais on a toujours besoin de vieux dans les pièces, non? »

Michèle Friche

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