Untitled, Cy Twombly, 1970. © Cy Twombly Foundation. Courtesy Archives Nicola Del Roscio

Cinglantes nuances de gris

A travers des objets peints exceptionnels issus de plus de sept siècles de création artistique, Monochrome montre comment le renoncement à la couleur fouette l’oeil du regardeur. A la National Gallery de Londres.

Une exposition en sept salles qui prend le parti d’examiner  » le pouvoir visuel du noir, du blanc et de toutes les nuances entre les deux  » : voilà une démonstration audacieuse que ne pouvait relever qu’une institution aussi prestigieuse que la National Gallery de Londres. Il fallait bien tout le poids des collections et l’aura du musée britannique – des prêts exceptionnels ont été obtenus aux quatre coins du monde – afin d’embrasser l’histoire de l’art par le biais d’un prisme aussi inédit qu’éclairant. Pour le visiteur profane, un préambule en forme de mise au point lexicale n’est pas inutile. La curatrice Jennifer Sliwka s’en charge :  » Le titre de l’exposition révèle un caractère complexe. Raison pour laquelle le sous-titre Painting in Black and White a été ajouté.

Pour le grand public et de manière littérale, Monochrome évoque un travail axé sur une seule couleur à la façon d’Yves Klein et de son célèbre bleu. Dans le monde anglo-saxon, ce terme désigne davantage le noir, le blanc et toutes les nuances de gris entre ces deux pôles. Le public francophone doit donc avoir plutôt en tête l’idée de  » camaïeu « , qui signifie une  » peinture monochrome recourant à un dégradé de valeurs d’une même couleur « . Ainsi du  » camaïeu de gris « , très présent dans l’exposition, que l’on évoque aussi par le mot  » grisaille « . Ce qui est intéressant, c’est que ces peintures qu’on perçoit facilement comme noires, blanches ou grises au milieu d’oeuvres colorées apparaissent comme nettement plus subtiles dans leurs teintes quand on les isole. Une contemplation plus spécifique fait naître des tas de nuances chromatiques ignorées jusque-là. Notre objectif est de susciter chez le spectateur cette hyperattention à la couleur et à la finesse des compositions, donc une conversion de son regard.  »

Usages variés

Une question s’impose : d’où est venue l’idée d’utiliser ce biais pour relire sept siècles d’histoire de l’art ?  » Il n’est pas tant question de relire que de relier, souligne Jennifer Sliwka. Je suis spécialiste de la peinture renaissante. J’ai travaillé pendant de nombreuses années sur les sublimes monochromes du peintre italien Domenico Beccafumi, que je rêvais de pouvoir présenter dans un contexte plus large. Par ailleurs, j’aime beaucoup l’art moderne. Et lors de conversations avec des amis, je me suis rendu compte qu’ils étaient persuadés que le monochrome était une invention récente. Ils avaient peine à me croire quand je leur disais que cette tradition remontait en fait au xiie siècle. Cela a déclenché l’idée de l’exposition car n’y a pas beaucoup de thèmes qui peuvent traverser les âges avec autant de pertinence.  »

Saint Matthew, Domenico Beccafumi,1538.
Saint Matthew, Domenico Beccafumi,1538.© The Metropolitan Museum of Art, New York

A Londres, ce pont tendu entre les âges n’est pas seulement le prétexte à une promenade esthétique plaisante, il montre combien la réduction de la palette de couleurs revêt une signification différente en fonction des époques. On en prend la mesure de manière éclatante dès la première salle de l’exposition grâce à un vitrail  » en grisaille  » de 1320, réalisé par les moines cisterciens pour la basilique de Saint-Denis. Ce panneau à la sobriété chromatique exemplaire (on pense à Pierre Soulages et à son intervention sur l’abbatiale de Conques, la figuration en plus) est en rupture totale avec les vitraux flamboyants des églises. L’influence des enseignements de Bernard de Clairvaux se fait ici ressentir. Ce réformateur du catholicisme se méfiait de la couleur, qu’il théorisait comme une distraction, un élément superflu. Les pièces religieuses médiévales de ce type sont à interpréter dans le sens de l’accession à une vie méditative, le tout pour une sorte d’ascétisme esthétique favorisant le recueillement des religieux et des fidèles.  » Contraints par leur ordre de se passer de la couleur tant pour les vitraux que pour les enluminures, les moines ont fait surgir un nouveau style. Celui-ci a eu les faveurs de la cour et des nobles qui ont commissionné les artistes pour obtenir des pièces semblables hors du contexte sacré. Cela a été le point de départ de la diffusion du monochrome.

Par la suite, à partir du xve siècle, c’est devenu un genre prisé par les collectionneurs. Certains artistes se sont mis à peindre en gris uniquement pour le marché de l’art de l’époque « , rappelle Jennifer Sliwka. Dans le même temps qu’elles servaient à répondre à une demande, les compositions en noir et blanc étaient également produites pour résoudre des questions techniques précises. Elles apparaissent alors dans des études permettant de focaliser la pratique sur, par exemple, les jeux d’ombre et de lumière inhérents à une silhouette. Une parfaite illustration en est donnée par une brillante Etude de draperie, réalisée vers 1477 par Domenico Ghirlandaio, soit un motif que l’on verra réapparaître par la suite dans d’autres réalisations comme une fresque ornant la voûte de la collégiale Santa Maria Assunta de San Gimignano. Il n’est pas interdit d’imaginer que ces travaux préparatoires avaient une fonction double : utilitaire – faire progresser la technique – et alimentaire – satisfaire l’appétit des collectionneurs. Toujours est-il qu’au fil du temps le style  » en grisaille  » s’affirme comme une oeuvre à part entière.

Du xvie au xxe siècle, une sorte de  » défense et illustration de la peinture  » contre les autres formes d’art va sceller son destin. Le peintre peut tout faire : il le prouve. L’image imprimée ? Hendrik Goltzius signe avec Sine Cerere et Baccho, friget Venus (1606) une toile bluffante qu’il est impossible de distinguer d’une gravure. La sculpture ? En 1739, Jacob de Wit réalise avec un trompe-l’oeil comme son Jupiter et Ganymède une pièce qui peut être prise pour un relief mural à trois dimensions. Et l’histoire ne s’arrête pas là. Face à l’invention de la photographie en 1839 et, bien plus tard, du cinéma, l’image picturale va modifier ses codes comme chez Gerhard Richter – Helga Matura with her Fiancé (1966) dont la palette de gris se comprend comme autant de nuances pour marquer  » l’indifférence « . Sans oublier le minimalisme, l’art abstrait ou les installations qui, au xxe siècle, opteront pour le noir et le blanc afin de se libérer de la représentation. C’est flagrant chez Kasimir Malevitch, Josef Albers mais également Ellsworth Kelly, Frank Stella, Jasper Johns, Cy Twombly ou Bridget Riley et ses vertiges optiques.  » En s’affranchissant de la couleur, conclut Jennifer Sliwka, les artistes suspendent l’illusion en levant le voile sur des problématiques propres à la peinture, qu’il s’agisse de forme, de texture, de geste ou de signification symbolique.  » Sous nos yeux éblouis.

Monochrome : Painting in Black and White, à la National Gallery, à Londres, jusqu’au 18 février 2018. www.nationalgallery.org.uk

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