Cinéma dans la taïga
L’été dernier, l’explorateur a achevé son nouveau film au cour de l’immensité sibérienne : l’histoire grandeur nature d’une amitié impossible entre un loup et un jeune nomade.Le Vif/L’Express s’est rendu sur les lieux de ce tournage exceptionnel.
De notre envoyée spéciale
Aujourd’hui, c’est la nouba dans la taïga. On mange du cuissot de renne rôti au feu de bois. Quelques tentes blanches plantées dans la mousse forment le cercle villageois où s’égaient les enfants, oublieux des caméras qui tournent depuis le petit jour cette longue séquence difficile à mettre en place. Au centre, la table du banquet chargée des bols de myrtilles sauvages et du pain cuit sur les poêles de fonte, qu’on a sortis au plein air de l’été mourant. En Sibérie, à 1 300 mètres d’altitude, l’hiver n’est jamais loin : même au mois d’août, il suffit de creuser la terre spongieuse pour atteindre le permafrost, 30 centimètres sous la surface.
Après Le Dernier Trappeur, tourné dans le Yukon (Canada), c’est dans ce massif de Verkoïansk que l’explorateur Nicolas Vanier a choisi de réaliser son nouveau film, Loup. Un lieu de silence, de ciels immenses et versatiles où planent des oiseaux rares. En cette saison, une moquette de lichen détrempé tapisse le fond des vallées glaciaires, où les bottes s’enfoncent avec des bruits de succion. Avec le soleil, des escadrons de moustiques s’élèvent de la mousse pour un festin de sang. Bienvenue en Iakoutie, immense république des confins sibériens, que peuplent surtout des rennes et des loups.
Bien peu d’hommes, hors les chercheurs d’or et de diamants, les prospecteurs de charbon et de pétrole, qui fouillent le sol gelé de Sakha, l’autre nom de cette région dont la surface couvre un cinquième du territoire russe. Ici vivent les Evènes, peuple au visage de lune bistrée. Nomades parmi les rennes, dont ils sont les pasteurs, acteurs d’un affrontement vieux comme le monde : l’homme face à mère Nature, dans ce qu’elle a de moins charmant.
Cette confrontation est au c£ur de Loup, dont l’aventurier a achevé le tournage fleuve (quinze semaines, dont neuf en hiver) fin août, pour une sortie prévue à Noël 2009. Cette fiction, interprétée par une poignée d’acteurs français débutants et surtout une tribu d’Evènes authentiques, raconte l’amitié impossible entre un jeune nomade et une famille de loups. Une histoire plus facile à écrire qu’à filmer, dans un pays où tout est compliqué – climat, transports, rapports humains, administration.
Déjà, il faut y aller. D’abord, un avion jusqu’à Moscou. Puis un autre pour Iakoutsk, capitale plantée comme une verrue au bord de la Lena. Puis encore un coucou incertain qui rallie Khandyga. Arrivé là, on n’est pas rendu : reste entre quatre et cinq heures de piste caillouteuse à bord de l’un des Uaz (prononcer » ouaze « ) de la production, un 4 x 4 tape-cul et quasi amphibie. L’hiver, la route est bonne, lisse sous la neige. L’été, c’est différent. Les antiques ponts de bois, maintenus par la glace, se sont effondrés aux beaux jours – alors on traverse à gué. La piste de la Kolyma porte un surnom de sinistre mémoire : c’est la route des Os. La route du goulag, construite par et pour les prisonniers. Pas un mètre carré de pierres concassées, dit-on, qui ne soit mêlé des os broyés d’un squelette. Et ce sur les 2 032 kilomètres qui relient Iakoutsk à Magadan, sur la mer d’Okhotsk…
Entre les deux : rien. Du moins jusqu’à l’hiver dernier. Depuis, un camp a surgi de nulle part, dressé au bord d’un lac. Une vingtaine de wagons métalliques abritant chacun trois doubles cabines spartiates, des cahutes en tôle pour les toilettes (un trou, des planches), trois générateurs, une cantine digne d’un restaurant d’altitude, et puis les banyas, version russe des saunas, où l’on se lave de vapeur brûlante et d’eau froide. De quoi loger la quarantaine de membres de l’équipe franco-russe, les dresseurs de loups canadiens, les figurants evènes. Et les chauffeurs russes, tous en treillis et rangers. La plupart ont servi en Afghanistan ou en Tchétchénie, dont ils ont gardé des silences inquiétants.
Le camp, c’est la prouesse majeure du film, un tour de force qui a son prix : environ 7 % du budget du film, estimé à 11 millions d’euros. Le village a été baptisé » Michautgrad « , parce qu’il est l’£uvre de Pierre Michaut, ancien pharmacien, oncle de Nicolas Vanier et l’un des piliers de ses aventures. Quand le producteur Jean-Pierre Bailly a donné son feu vert, en octobre 2007, c’est lui qui s’est collé à la logistique : » Nicolas a découvert le lieu à l’été 2007, le dernier jour des repérages, alors qu’on désespérait de trouver nos décors, explique Michaut. Il a fallu tout faire fabriquer et acheminer. » Autour, les paysages déploient une cinquantaine de sites différents, lacs, rivières, montagnes et collines, qui permettent aux caméras de prendre de la hauteur pour filmer un troupeau de rennes s’évanouissant dans le lointain.
La construction commence en novembre 2007, c’est-à-dire en pleine nuit, ou presque : entre quatre et cinq heures de jour quotidien, des températures qui descendent à – 55 degrés. Il faut faire vite : Nicolas Vanier veut tourner dès le 1er février. » Je voulais des images de grand froid, au-delà de – 35 degrés, explique le réalisateur. La lumière, les sensations sont alors très particulières. La respiration se transforme instantanément en givre. Tout est irisé. » A quelques semaines du premier tour de manivelle, le dresseur de loups canadien, Andrew Simpson, prend l’avion de Calgary pour voir où seront logés ses protégés. » Le camp était tellement loin d’être achevé qu’on l’a arrêté à Londres. On ne voulait pas qu’il prenne peur et refuse finalement d’amener ses loups ! » s’amuse Michaut.
Du grand spectacle pour un tournage extrême
Car, si les rennes et la plupart des Evènes sont certifiés made in Siberia, les loups, eux, viennent de l’autre côté du détroit de Béring. La vedette s’appelle Digger. C’est un grand fauve gris aux yeux jaunes. Avec quelques-uns de ses congénères, dont trois ou quatre boules de poil de quelques semaines, Digger » joue » ce jour-là la scène de la rencontre avec l’épouse du héros, Sergueï, Nastazia, interprétée par la Française Pom Klementieff. Les dresseurs ont cerné le décor avec des barrières mobiles, destinées à rappeler aux loups les limites du plateau plus qu’à les empêcher de les franchir. Ils obéissent au doigt et à l’£il, conditionnés par des années de vie commune avec leurs maîtres. » Pour dresser les petits, on a dormi avec eux toutes les nuits « , explique Sally, compagne et collaboratrice d’Andrew Simpson. Quand il est sage, Digger obtient le droit de coucher dans la chambre de son maître.
» Il fallait être un peu fous pour se lancer dans cette aventure, reconnaît Philippe Gautier, le directeur de production. Mais le froid ou l’éloignement ne sont rien comparés à la difficulté du pays lui-même. En Russie, les lois ne sont jamais les vraies lois, les tampons ne sont jamais les bons, les taxes changent en permanence… » Ultime péripétie lors de la dernière semaine de tournage, où l’hélicoptère affrété depuis des jours joue l’Arlésienne. Suspense. Les autorités délivreront-elles leur accord ? La météo sera-t-elle favorable ? Les prévisionnistes donneront-ils leur bulletin à temps ? Pour finir, l’engin arrive en retard. Motif : les mécaniciens ont touché leur paie, alors ils l’ont bue… et ne se sont pas réveillés.
A côté, la discipline des techniciens français tranche : levés avant le soleil, qui point à 4 heures du matin en cette saison, ils s’affairent pour préparer les scènes. Pas question de mégoter : Vanier veut du grand spectacle, il l’aura. Sylvain Bardoux, le chef machiniste, court d’un plateau à l’autre pour installer un rail de travelling de 20 mètres sur une butte artificielle ou hisser une grue sur un tumulus consolidé par des pierres. Avec Thierry Machado, l’un des deux chefs opérateurs, en passionnés d’alpinisme, ils forment un tandem abonné aux tournages extrêmes. Ça tombe bien : le lendemain, ils utiliseront une tyrolienne pour tourner des scènes de pêche, au bord d’une rivière glacée. Avant de plier les gaules pour dire adieu aux Evènes, aux rennes et à Michautgrad, vendu à un entrepreneur de ponts et chaussées pour y loger ses ouvriers. Michautgrad, moins le rêve…
Marion Festraëts
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