Chypre L’euro dénouement

La crise qui a secoué l’île a rouvert les plaies de la zone euro. Négocié dans l’urgence, le plan d’aide cherche à concilier justice et efficacité, en s’attaquant à un paradis fiscal. Un tournant.

Plus de peur que de mal ! Les automates de Nicosie continueront bien à cracher des euros, et non, comme redouté, des livres chypriotes, devise utilisée dans l’île avant la monnaie unique. Après une semaine de cafouillages et de tergiversations, la troïka (Commission européenne, Fonds monétaire international, Banque centrale européenne) est parvenue, dans la nuit de dimanche à lundi, à sortir du piège. Au terme d’une discussion marathon, un accord a finalement été trouvé pour sauver Chypre : un prêt de la zone euro et du FMI (10 milliards d’euros), accompagné, comme toujours, des fameuses  » conditionnalités  » (réformes structurelles, privatisations, hausse de l’impôt sur les sociétés…), mais surtout d’une mise en faillite de la seconde banque du pays, qui occasionnera des pertes pour tous (déposants, prêteurs), au-delà d’une garantie fixée à 100 000 euros (voir page de droite).

Le schéma devrait ramener, au moins temporairement, le calme dans l’île d’Aphrodite, paradis fiscal qui n’en a pas moins devant lui des années d’efforts. Quant à la zone euro, elle a rouvert une brèche qu’elle avait passé l’année 2012 à colmater, tant bien que mal…

Comment en est-on arrivé là ? Le principal responsable de cette pagaille demeure le gouvernement chypriote lui-même. En voulant jouer sur tous les tableaux, le président Nicos Anastasiades, élu voilà à peine un mois, a semé la zizanie sur le Vieux Continent. Son équation était, il est vrai, délicate : comment obtenir de l’Europe la manne indispensable à la survie financière de l’Etat – ce qui impliquait que son pays contribue aussi d’une manière ou d’une autre – tout en ménageant le grand frère russe, dont les riches citoyens détiennent près de 20 milliards d’euros sur les comptes des principales banques locales ? Réponse, validée par l’Eurogroupe lors du week-end des 15 et 16 mars : taxer tous les épargnants, quel que soit le montant de leurs dépôts. Une solution que le Parlement chypriote, sous la pression d’une population excédée, s’est empressé de refuser, mardi 19 mars. Quitte à rejeter au passage la faute sur le FMI et l’UE, au prix d’un tour de passe-passe discutable.

L’heure est venue de choisir : Bruxelles ou Moscou

Car si les Européens, dans cette affaire, ont péché, c’est en fait surtout par faiblesse, en avalisant la solution bancale plaidée par les dirigeants chypriotes.  » Le plan adopté dans un premier temps remettait en question l’idée de la garantie des dépôts jusqu’à 100 000 euros, dont l’Europe, jusque-là, avait fait un principe intangible « , regrette l’économiste indépendante Véronique Riches-Flores. Au sein des instances internationales, tous n’étaient pourtant pas, au départ, sur la même longueur d’onde : la Commission et la Banque centrale européenne craignaient l’onde de choc que représentait la taxation des dépôts, tandis que le FMI de Christine Lagarde y était favorable. Même absence d’unanimité au sein de l’Eurogroupe :  » La France soutenait l’idée de taxer les dépôts, mais voulait en exonérer les comptes inférieurs à 100 000 euros, témoigne une source hexagonale. Quant à Angela Merkel, déjà en précampagne électorale, elle se souciait peu des modalités, tant que les Chypriotes parvenaient à réunir les 5,8 milliards d’euros exigés.  »

Après le rejet du premier plan par le Parlement, c’est un véritable concours Lépine du sauvetage financier qui s’est ouvert la semaine passée. Dans la précipitation, chacun y allant de son plan B pour sauver le soldat chypriote. A Nicosie, certains officiels évoquent une  » nationalisation  » des fonds de pension privés ou parapublics et l’émission d’obligations gagées sur les prometteuses découvertes de gaz au large de l’île. Refus de la troïka. D’autres veulent frapper au porte-monnaie les créanciers des banques locales pour obtenir 1 ou 2 milliards d’euros. Le compte n’y est pas. Dans un élan de solidarité, Athènes – renfloué à hauteur de 400 milliards d’euros par l’Europe depuis le début de la crise – propose de racheter les filiales grecques des banques chypriotes, mises à terre… par l’effondrement de la dette grecque.

Même l’Eglise orthodoxe, plus gros propriétaire foncier de l’île, propose d’hypothéquer ses biens pour sauver ses ouailles de la faillite. Enfin, comme au bon vieux temps de la guerre froide, la piste russe réapparaît, telle une menace adressée à l’Union européenne. Moscou pourrait jouer le rôle de bailleur de fonds en dernier ressort. Mais les Russes, s’ils se plaisent à agiter cette idée, ne veulent en fait pas se retrouver avec le cinquième pays malade de la zone euro (après la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne) sur les bras. C’est donc niet. La BCE finit par taper du poing sur la table, jeudi 21 mars, et impose aux dirigeants chypriotes, de trouver une solution acceptable, sous peine de se voir couper l’accès aux liquidités fournies par l’institution francfortoise. Pour Nicosie, l’heure est venue de choisir : Bruxelles ou Moscou, la troïka ou le Kremlin. Bon gré, mal gré, c’est la voie européenne qui est empruntée.

Mais, à la faveur de ce psychodrame, les spectres qui hantaient l’Europe depuis le début de la crise ont ressurgi. Celui du bank run, tout d’abord, cette ruée des épargnants aux guichets qui rappelle les sombres heures des an-nées 1930. Une île de 1,3 million d’habitants pourrait donc jeter le trouble sur toute la zone euro, désorganiser un système économique et monétaire rafistolé à grands coups de milliards ces dernières années ?

Ce sont bien les oligarques russes qui vont payer

 » Même aménagée, cette taxe sur les dépôts profane un sanctuaire économique pour les épargnants, et écorne leur confiance. Au moindre doute sur une banque espagnole, il ne faudra pas s’étonner de voir des déposants se ruer aux guichets pour récupérer leurs avoirs « , s’inquiète Jean-Marc Daniel, économiste et professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Paris. D’après ses calculs, la quantité de billets en circulation en zone euro représente 9 % du PIB, contre 4,5 % au moment du lancement de la monnaie unique. En clair, de plus en plus d’euros dorment sous les matelas ou circulent  » au black « . Un négociateur à Bruxelles rappelait ce dicton économique :  » Il est irrationnel de provoquer un bank run, il est rationnel d’y participer.  »

Pourtant, les filets de sécurité mis en place l’an dernier avaient justement pour objectif d’éviter une telle perspective.  » Ni le Mécanisme européen de stabilité ni les nouveaux instruments non conventionnels de la BCE n’ont été activés suffisamment en amont pour empêcher que la situation ne se dégrade « , constate Alan Lemangnen, économiste à Natixis. Et pour cause : les Européens ont saisi l’occasion de punir Chypre, paradis fiscal où les dépôts bancaires représentent sept fois le PIB et où l’impôt sur les sociétés est le plus bas de la zone euro. Quitte à prendre le risque de déstabiliser à la fois les épargnants et les marchés.

Un choix qui rappelle le sommet de Deauville d’octobre 2010, au cours duquel le couple Merkel-Sarkozy avait décidé que la mise en oeuvre des fonds de secours ne pourrait se faire qu’en contrepartie d’une contribution des créanciers privés. L’intention est louable – il s’agit de faire payer la crise par les institutions financières qui en sont à l’origine – mais la réalisation, toujours délicate. Finalement, dans le cas d’espèce, ce sont bien les oligarques russes – qui avaient transformé l’île d’Aphrodite en gigantesque lessiveuse pour leur argent sale – qui vont payer. Sans catastrophe à la clé. Difficile de ne pas s’en féliciter.

L’épisode chypriote, au fond, est porteur d’une bonne et d’une mauvaise nouvelle. La mauvaise, d’abord : le pire de la crise européenne n’est pas forcément derrière nous. Un grain de sable peut gripper la machinerie mise en place pour juguler les soubresauts de la zone euro. La bonne : au bord du gouffre, les Européens se sont montrés capables d’imaginer d’autres solutions que la rigueur pour corriger les excès accumulés au cours de trente années d’économie de l’endettement, public ou privé.  » Mieux vaut commettre une injustice que de tolérer un désordre « , avait dit Goethe. Et si l’Europe, au prix d’un numéro d’équilibrisme inédit, était parvenue, pour la première fois, à éviter à la fois l’un et l’autre ?

FRANCK DEDIEU ET BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire