From Studies from Holograms, 1970, Bruce Nauman. © BARCELONA, MACBA MUSEU D'ART CONTEMPORANI/PHOTO : ROCCO RICCI © BRUCE NAUMAN © ADAGP, PARIS, 2017

Choc de titans

Sur papier, on imagine mal Francis Bacon et Bruce Nauman réunis autrement que sous le mode de la confrontation. Erreur : à Montpellier, le musée Fabre révèle le lumineux dialogue qui les unit.

Quand deux géants du xxe siècle descendent dans l’arène d’une exposition qui s’intitule Face à Face, on s’attend à ce que l’événement débouche sur un corps-à-corps. On voit d’ici le sang et les boyaux gicler sur les murs. Surtout quand tout semble opposer les deux poids lourds en question – tradition figurative anglaise versus performance et vidéo issues de l’underground américain – et qu’ils se nomment Francis Bacon (1909 – 1992) et Bruce Nauman (1941). De Bacon, il a été souvent rapporté que ce peintre de bataille se comparait à un  » pulvérisateur « , voire à un  » broyeur « . Pour peu, on y ajouterait  » dépeceur  » en raison de son goût pour les carcasses et autres quartiers de viande. A l’autre bout du ring, ce n’est guère mieux. Toute personne qui a vu un jour un accrochage consacré à Bruce Nauman sait que le natif de Fort Wayne (Indiana) prend un malin plaisir à éreinter le visiteur en lui livrant une offensive sans merci.

Dès l’entrée, c’est donc en toute logique qu’on se figure un coup de gong imaginaire, trop excité de voir quelle oeuvre va l’emporter au bout des cinq rounds thématiques qui structurent le parcours. Mais très vite, il faut pourtant se retenir de compter les points : on comprend qu’en dépit de tout ce que l’on croit savoir sur les protagonistes, les gants de boxe ne sont pas de mise. En lieu et place, une lecture nettement plus subtile qui renouvelle le regard porté sur ces deux titans du siècle précédent. On la doit à Cécile Debray, commissaire de l’exposition et conservateur en chef du Patrimoine – Collections modernes au Musée national d’art moderne/Centre Pompidou :  » Lors d’une visite des collections d’un musée d’art moderne européen, j’ai été particulièrement frappée par une salle où un triptyque de Bacon et un carrousel de Nauman se faisaient face. La peinture de l’un se donnait à voir, brutalement, à nu si j’ose dire, sans ses oripeaux de tableau luxueux à l’expressionnisme précieux et décoratif. La sculpture de l’autre s’ancrait dans une chaîne d’associations esthétiques et poétiques nouvelle, ouvrant un dialogue inédit avec la peinture. Approfondissant ce face-à-face inattendu, des thématiques me sont apparues – la cage, la piste, l’animal, le cri – et des procédures et postures – le hasard, le collage, la distanciation, l’engagement des corps, celui du regardeur – à partir desquelles s’articulent et se répondent avec pertinence et force les deux oeuvres.  »

Sublime ouverture

Avant même de pénétrer dans les cinq sections thématiques qui reprennent une soixantaine d’oeuvres, Face à Face s’ouvre sur un prologue amorçant un parallèle entre deux oeuvres emblématiques : Art Make-Up (1967-1968) de Nauman et In Memory of George Dyer (1971) de Bacon. Entre les deux pièces, les convergences sont à ce point naturelles que toute idée de  » coup de force  » interprétatif (que l’on aurait pu craindre) s’évanouit aussitôt. La vidéo où l’on voit le plasticien américain s’enduire de pigments – successivement blancs, roses, verts et noirs – et le tragique triptyque de Bacon (peint en souvenir de son amant George Dyer, qui s’est suicidé à la veille d’une rétrospective au Grand Palais) ont bien un même socle en commun. La curatrice en livre les clés :  » Il est révélateur de constater qu’au sortir de l’école d’art, plutôt que de se mettre à peindre, Nauman prend ses quartiers dans un petit studio de San Francisco et se filme en plan fixe. Il s’interroge sur la manière de faire de l’art. Art Make-Up est l’une de ses premières installations vidéo. Le principe est que le corps de l’artiste devient une toile et les mains des pinceaux. La peinture est remplacée par l’art corporel par le biais d’un médium, la vidéo. Presque strictement contemporaine de la toile de Bacon, l’oeuvre de Nauman arpente le même territoire balisé par la corporalité et le mouvement : le portrait, la structuration de l’espace, la couleur…

Plus loin encore, les exécutions respectives se font écho. Aux touches brutes et dynamiques du Britannique qui, en s’enroulant, redonnent de la volumétrie au visage, répondent directement les traînées de peinture appliquées par Nauman au moyen de ses doigts. Il faut également pointer le fait que la structure triple du tableau se reflète dans la vidéo que diffusent simultanément quatre projecteurs. Preuve irréfutable que la sérialité est un schème opérant chez les deux artistes.  » Et vice versa : si Nauman s’aventure du côté de la peinture, Bacon quant à lui n’est pas réticent au concept, loin s’en faut.  » Francis Bacon a mis en place beaucoup de procédures qui le rapprochent d’une attitude conceptuelle, explique Cécile Debray. Ce qui frappe quand on découvre l’exposition, c’est qu’on a l’impression que tous les tableaux appartiennent à une même collection. Ils sont encadrés de la même manière, avec un verre réfléchissant. Pourquoi ? D’une façon assez perverse, il exigeait que le regardeur se voie dans la vitre du tableau, ce qui est assez gênant pour la contemplation. Il voulait perturber le spectateur, le malmener, tout comme Nauman le fait avec ses vidéos. Cette situation d’inconfort volontaire se retrouve chez les deux artistes.  »

A distance

 » Cadre/Cage « ,  » Mouvement/Animalité « ,  » Corps/Fragments « ,  » Piste/Rotation  » et  » Réflexion/portrait « , telles sont les lignes de force qui segmentent le parcours de l’exposition. A chaque fois, les parallèles tracés révèlent ce qui unit les deux pratiques. Le fil rouge le plus évident est certainement celui de la figure humaine dont Nauman a légitimé la place au coeur du minimalisme et de l’art conceptuel – loin d’un travail comme celui d’un Carl André, par exemple, où elle n’apparaît jamais. Toujours envisagée dans l’espace, celle-ci se voit structurée de la même façon dans les tableaux de l’un ou les vidéos et installations de l’autre : le corps est contraint, écartelé, isolé, mutilé, incarcéré, voire  » saisi sur le vif « , selon la formule de l’ethnologue et écrivain Michel Leiris. Le peintre et le vidéaste représentent un homme décomposé, segmenté à la manière des chronophotographies d’Eadweard Muybridge dont la présence au sein de l’exposition s’avère éclairante. Une véritable autopsie est à l’oeuvre, dont l’horizon est la restitution de l’expérience de la vie telle qu’elle est apparue à ces deux figures marquantes de l’histoire de l’art.

La logique ? Briser le corps pour le rendre plus réel. C’est donc un regard clinique, à la froideur totale, que jettent Nauman et Bacon sur le sort de l’homme. Pour lui donner sa forme, ils se mettent volontairement à distance du monde. On sait que Bacon préférait peindre ses amis d’après photo plutôt que face à eux. Cette procédure avait pour finalité d’instaurer une distance avec le sujet pour lui infliger en atelier une opération de démolition visant à  » évacuer la ressemblance pour mieux capter l’essence « . Nauman, quant à lui, vit toujours dans un ranch perdu du côté Santa Fe. Ce n’est pas un hasard s’il se tient volontairement à l’écart du monde de l’art : cet isolement est une façon de ne pas être synchronisé avec la société et d’éviter que le divertissement empêche ses ressentiments de remonter à la surface. Chez Bacon, comme chez Nauman, la distanciation est essentielle : elle leur permet de dépeindre de manière frontale une humanité qu’ils considèrent soumise à des mécanismes discordants et corrosifs… Une dimension de désolation que la scénographie au cordeau de l’exposition restitue à la perfection.

Rien ne luit

L’arrière-fond de Face à Face est donc bien sombre, il est celui d’un monde où rien ne luit. Cet univers sans transcendance que l’on dirait sorti d’une oeuvre de Samuel Beckett – qui est par ailleurs convoqué ici par le biais de Not I, une pièce de huit minutes volontairement crispante qui montre une bouche en gros plan éructant des propos hachés – doit se comprendre comme l’expression métaphysique du non-sens de la condition humaine, sol ferme des univers déployés au musée Fabre.  » Ma démarche résulte de la frustration que je ressens face à la condition humaine, face au fait que les gens refusent de se comprendre et face à la cruauté qu’ils entretiennent les uns envers les autres « , écrit Bruce Nauman. Cette position culmine dans une oeuvre comme Anthro-Socio, une sculpture multimédia de 1991 faisant place à six moniteurs et trois écrans de projection. Celle-ci montre le compositeur et performeur Rinde Eckert en train de déclamer des suites de mots façon  » Nourris-moi « ,  » Mange-moi « ,  » Anthropologie  »  » Aide-moi « ,  » Blesse-moi « ,  » Sociologie « . Vue de façon toujours partielle, où que l’on se place, cette installation immersive agresse le visiteur de façon épidermique et met ses nerfs à rude épreuve par la tension physique qu’elle recèle et l’écho guerrier qu’elle propage dans l’espace d’exposition.

Même son de cloche pour Francis Bacon qui, lors d’entretiens avec le critique d’art David Sylvester confiait :  » Je pense que l’homme réalise maintenant qu’il est un accident, qu’il est un être dénué de sens, qu’il lui faut sans raison jouer le jeu jusqu’au bout.  » Vous avez dit désabusé ? Certes, mais ce regard désillusionné est une promesse : la possibilité même d’une pratique artistique libérée des codes de la représentation.

Images en mouvement de Nauman ou tableaux de Bacon, la vitalité du propos est la même. Comme l’a si bien perçu le philosophe Gilles Deleuze, l’un comme l’autre introduisent une rupture en ce qu’ils  » ne restituent pas le visible mais rendent visibles des choses qui ne le sont pas « . Ils  » captent des forces « , comme le temps ou la gravité, qui s’exercent sur nos corps. Raison pour laquelle leurs oeuvres respectives pèsent de tout leur poids sur notre présent.

Face à Face. Francis Bacon – Bruce Nauman, au musée Fabre, à Montpellier, jusqu’au 5 novembre prochain. www.museefabre.fr

PAR MICHEL VERLINDEN

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