Ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu : le Nimis Groupe autour d'un carré de pelouse pour démonter avec sagacité et humour les rouages de la politique migratoire européenne. © VÉRONIQUE VERCHEVAL

Chemins de croix

Jamais la figure du migrant n’a été aussi présente sur nos scènes qu’aujourd’hui, alors que l’Europe patauge toujours dans la crise des réfugiés. Zoom sur trois spectacles qui l’abordent de façon plus ou moins frontale.

Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu (1), du jeune collectif Nimis Groupe,démonte et interroge par l’absurde les rouages de la politique migratoire européenne.Dansune des scènes parmi les plus drôles, percutantes et cruelles, les comédiens sont couchés sur un carré de pelouse et filmés par une caméra fixée au-dessus d’eux. Vus du haut, leurs corps forment les contours de l’Afrique, complétés par deux vacanciers figurant respectivement, l’un sur une serviette de bain, l’autre sur un transat, la péninsule ibérique et la botte italienne. A l’aide de deux gros seaux de gravier blanc, l’irrésistible Jérôme de Falloise va présenter sur cette carte humaine les différentes voies empruntées par les migrants africains au fur et à mesure que les portes vers l’Europe se ferment et se barricadent – Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles au Maroc, puis vers les îles Canaries à partir du Sénégal, puis via la Libye, puis par l’Erythrée et le Soudan.  » J’étale un petit peu. Attention, ce sont des personnes, hein « , précise le comédien en disséminant de sa semelle les petits cailloux au niveau de Tenerife. Son cynisme n’a d’égal que celui de la politique migratoire européenne. Sur un écran géant, le spectacle égrène les chiffres ahurissants : entre 2000 et 2015, près de 13 milliards d’euros ont été dépensés pour la protection des frontières de l’Union et plus de 30 000 morts liés à la migration vers l’Europe ont été recensés.

En livrant sur les planches les témoignages de plusieurs demandeurs d’asile avec qui le Nimis a mené des ateliers pendant trois ans, Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu rend l’invisible visible, selon le concept de  » partage du sensible  » du philosophe Jacques Rancière. Les  » pas-vus  » du titre, ces minuscules cailloux blancs perdus dans des  » flux « , peuvent ici prendre la parole et être entendus.

C’est cette démarche de passage de l’invisible au visible que pratique aussi l’auteur, comédien et réalisateur italien Ascanio Celestini, dont le seul-en-scène Fabbrica, porté par Angelo Bison, avait séduit il y a une dizaine d’années et dont les plus récents Discours à la nation et Laïka (créé au dernier festival de Liège), également des monologues, endossés cette fois par David Murgia, ont fait un tabac. Son tout dernier spectacle, Dépaysement (2), est la suite de Laïka, la seconde partie de ce que Celestini envisage comme une trilogie :  » Dans ces trois spectacles, j’essaie de raconter le même type de personnages, à travers trois regards différents. Dans Laïka, il y a un clochard. Dans Dépaysement, c’est une clocharde. Dans Laïka, il y a une prostituée italienne et dans Dépaysement, c’est une ex-prostituée étrangère.  » Un duo complété par un manutentionnaire accro aux machines à sous et une caissière qui règne généreusement sur ses sujets clients.

Pour construire ses personnages, Celestini se base sur de nombreuses interviews qu’il réalise lui-même et sur des improvisations.  » Tout mon travail est d’écouter des histoires et de les raconter. Comme cela fait vingt ans que je fais du théâtre, très souvent, ce sont les gens qui viennent me trouver et qui me proposent de raconter ce qu’ils ont à dire. Ils viennent me voir parce qu’ils savent que leur histoire ne sera pas racontée en temps normal. On ne parle d’eux que quand un scandale éclate, quand quelqu’un meurt, quand il y a une grande grève… Moi, ce qui m’intéresse, c’est de raconter ce qui se passe hors des journaux parce que je crois que la vie d’un clochard est très semblable à la vie d’un président d’un conseil d’administration : il n’y a qu’une seule condition humaine.  »

Plusieurs personnages de sa trilogie sont des migrants. Parmi eux, il y a la Dame aux Slots, une fille de l’Est qui, à 18 ans, a traversé clandestinement la mer sur un canot pneumatique avec trente autres jeunes femmes pleines d’espérance  » pour faire la femme de chambre dans les hôtels des riches Américains qui vont sur l’île grecque « . Et qui s’est en réalité retrouvée en Italie à faire le trottoir. Mais à force de persévérance et d’économies, elle est devenue patronne d’un bar garni de machines à sous qui engouffrent l’argent d’autres malheureux. L’exploité devient exploitant, le schéma se reproduit impitoyablement.  » Mais la Dame aux Slots n’est pas si méchante, c’est sa vie qui est rude. Si elle n’agissait pas comme ça, elle ne survivrait pas. Tous les protagonistes sont coupables, violents, mais le mal qu’ils font n’est jamais voulu « , précise Celestini, chez qui on sent toujours une grande tendresse pour ses personnages et dont l’objectif avoué est d’attiser la curiosité des spectateurs. La curiosité qui est le contraire de la peur.  » Je pense que l’art est un massage pour le cerveau. L’artiste doit transmettre aux gens des stimulus pour penser, pour s’émouvoir, d’une façon ou d’une autre. Je ne pense pas que l’art change le monde, mais il le rend plus dicible. Dans certains pays comme la France et la Belgique, la migration des peuples s’est produite il y a longtemps déjà, lors de la période coloniale mais, aujourd’hui, c’est toute l’Europe qui est concernée. Je considère cela comme une opportunité extraordinaire.  »

Solidariser

Mais une fois que l’attention du public a été attirée, qu’en faire ? C’est la question que pose Milo Rau, auteur et metteur en scène suisse qui est passé par la sociologie – il a étudié auprès de Pierre Bourdieu – et le journalisme, dans son spectacle Compassion. Histoire de la mitraillette (3). Sans renoncer à une touche d’humour salvateur, il y confronte le témoignage authentique de Consolate Sipérius, comédienne belge originaire du Burundi, qui, à 4 ans et demi, a vu sa famille se faire massacrer lors du génocide de 1993 (opposant Hutus et Tutsis comme celui du Rwanda un an plus tard), et un long monologue imaginaire d’Ursina Lardi. Ce dernier construit à partir d’interviews de membres d’ONG, de la propre expérience de Milo Rau en Afrique centrale (notamment pour ses spectacles Hate Radio en 2011 et Le Tribunal du Congo en 2015) et des voyages qu’il a menés avec Ursina au Congo et le long du parcours des migrants du Proche-Orient vers l’Europe.

 » Pour moi, la question est toujours celle de la transformation, explique Milo Rau. A un premier niveau, il y a l’empathie, qui n’est même pas humaine : même un animal peut avoir de l’empathie, c’est quelque chose d’instinctif, de direct. Puis, il y a la compassion, qui est humaine mais où il y a un côté narcissique : je m’identifie à l’autre, je ressens de la compassion mais il n’y a pas encore de solidarité, qui est la dernière étape. Quand je me solidarise, je comprends que cet autre qui souffre, ce pourrait être moi. C’est ce dernier pas qui est intellectuel ou politique, et dont on a besoin. La question, c’est ce qu’on fait de la compassion : est-ce qu’on la politise ou est-ce qu’on se contente de la consommer. Il y a là évidemment une critique du théâtre, ou plus généralement de l’art vivant qui est basé sur l’identification avec celui qui se trouve sur scène. Dans ce sens, Compassion est aussi un essai théâtral sur la question du fondement du théâtre et sur la relation entre le personnage, l’acteur et le spectateur.  »

 » Souvent mes pièces sont des réécritures, mais totalement cachées « , confie encore Milo Rau. Dans le cas de Compassion, il s’agit d’OEdipe roi, tragédie écrite par Sophocle au Ve siècle avant notre ère et qui voit OEdipe, devenu roi de Thèbes, comprendre que la cause des maux dont il était venu délivrer la ville n’est autre que lui-même qui, sans le savoir, se rendit coupable de parricide et d’inceste.  » Chez moi, OEdipe est devenu la métaphore de la politique des ONG : le premier monde qui veut aider mais qui comprend qu’en fait, c’est lui qui a apporté la peste au tiers-monde. C’est ce que décrit le cheminement d’Ursina Lardi. A la fin, elle comprend que c’est elle OEdipe.  » Un constat qui vient confirmer que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Dur à avaler.  » Oui, c’est un peu nihiliste, admet le metteur en scène, et c’est pour ça que je finis avec Consolate, qui raconte comment elle a décidé d’arrêter la pensée tragique de la vengeance. C’est aussi ce qui se trouve au coeur de l’Orestie d’Eschyle : comment le cycle de vengeances des familles peut-il s’arrêter ? C’est la grande question de la tragédie, et peut-être du théâtre. Il n’y a pas de réponse. Ou alors seulement une réponse biologique : ceux qui ont vécu cela mourront un jour et, au fur et à mesure des générations, on va oublier.  »

En attendant, avant d’oublier, il faut d’abord regarder la réalité en face et c’est à cela que s’emploient ces trois spectacles passablement secouants.

(1) Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu : en tournée les 27 et 28 mars au théâtre de Liège, le 25 avril aux Ecuries à Charleroi et du 3 au 5 mai à la maison de la culture de Tournai, mais aussi à la télévision, dans la captation diffusée le 1er mai vers 21h10 sur La Trois et suivie du magazine Jour de relâche avec un sujet sur le spectacle.

(2) Dépaysement, du 18 au 29 avril, au Théâtre national, à Bruxelles.

(3) Compassion. Histoire de la mitraillette, les 30 et 31 mars au théâtre de Liège (en français et allemand surtitré en français). Milo Rau présentera en mai à Bruxelles sa dernière création Empire dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts.

PAR ESTELLE SPOTO

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