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 » Cette colère est légitime, mais on y répond mal « 

Dans son roman Leurs enfants après eux, le Prix Goncourt 2018 avait annoncé la contestation des gilets jaunes et la grogne sociale qui ont jalonné 2019. En refeuilletant l’année écoulée, l’écrivain s’irrite du mépris affiché par les classes dominantes, admet craindre une dérive d’extrême droite et salue la mobilisation des jeunes contre le réchauffement climatique comme celle des femmes contre la subsistance du patriarcat.

L’année 2019 a été émaillée de mobilisations sociales et climatiques. Leurs enfants après eux (1) en était-il l’annonciateur ?

J’ai reçu le Goncourt le 7 novembre 2018, quelques jours avant les premières manifestations des gilets jaunes. Tout de suite, des journalistes et des lecteurs ont fait le lien. Ils analysaient le livre comme une clé de compréhension de ce mouvement. Que je n’avais pas du tout anticipé mais, oui, il faut admettre qu’il y a des liens : la colère populaire, un certain dépit, le sentiment de ne plus être représenté, cette rage folle venue d’inégalités atteignant des seuils inacceptables… Et une part non négligeable des manifestants est issue de la France dont je parlais dans le livre. J’ai assisté ensuite, avec colère, à la bataille d’interprétation qui a eu lieu sur ce phénomène tout au long de cette année 2019.

Greta Thunberg nous montre qu’une partie de la jeunesse est en train de réorienter ses désirs.

Pourquoi avec colère ?

Le mépris dont a fait preuve une bonne partie des élites intellectuelles, politiques et médiatiques de ce pays, avec souvent la volonté de destituer ce mouvement en bloc. On n’en a montré que certains aspects : la violence, la bêtise, la xénophobie ou l’homophobie qui ne résumaient pas du tout son expression. Cela me révoltait presque physiquement, c’était vraiment limite supportable. Moi, j’ai vu autre chose dans mes pérégrinations à travers la France. Ceux qui manifestaient aux ronds-points et aux péages, ce sont les gens que je connais depuis que je suis tout petit, ceux dont je parle dans le roman.

Votre roman se situe dans l’est de la France, mais c’est une réalité que l’on connaît ailleurs, non ? En Wallonie, par exemple.

C’est exactement la même chose, bien sûr. La Belgique est bien placée pour comprendre ce que j’écris, de même que toutes ces régions d’Europe qui étaient très prospères grâce à l’industrie lourde puis qui ont tout perdu. Même au-delà, d’ailleurs : l’Amérique de Trump, c’est celle de tous ceux qui ont perdu des emplois dans l’automobile, la sidérurgie… L’Occident désindustrialisé est le théâtre d’une violence sociale terrible. Des pans entiers de la société ont vu leur niveau de vie chuter fortement et leur avenir s’assombrir. S’ajoute le sentiment de ne plus être représentés dans le champ politique institutionnel. Quels que soient les élus, ce sont toujours les mêmes politiques médianes qui sont appliquées. Ces populations voient aussi que certains profitent largement de la mondialisation, tandis qu’elles la subissent et en assument le coût social. Il suffit de regarder les cartes électorales pour constater une fracture entre deux France, celle des métropoles et des régions qui tirent leur épingle du jeu, et puis l’autre, qui subit, se sent oubliée. Je sais bien que le concept de  » France périphérique  » est réducteur. Mais pas plus que celui de populisme, où l’on enferme tout ce qui ne va pas dans le sens du mouvement..

Le mouvement des gilets jaunes a secoué la France durant toute l'année.
Le mouvement des gilets jaunes a secoué la France durant toute l’année.  » Cette colère est une poudrière politique « , estime le prix Goncourt Nicolas Mathieu.© PHILIPPE WOJAZER/REUTERS

Et où le Rassemblement national prospère.

Absolument. Cette colère est légitime mais son expression est dangereuse et la manière dont on y répond n’est pas la bonne. Ce discours moralisateur, en surplomb, expliquant la colère sociale et le rejet de la mondialisation par un manque d’ouverture… C’est vraiment une connerie : il n’y a pas de citoyens ouverts et d’autres repliés sur eux-mêmes ! Il y a des gens très exposés et moins bien armés d’une part, parce qu’ils sont en concurrence directe avec des ouvriers chinois par exemple, et d’autres qui disposent de tous les avantages pour prospérer dans ce monde global, parce qu’ils parlent plusieurs langues et vendent leurs produits aux quatre coins du monde. Quand on est du mauvais côté de la mondialisation, évidemment, on est plutôt très mécontent. Pour faire obstacle à ces colères, on se contente de faire barrage, mais il ne tiendra pas éternellement parce que les eaux montent. Jusqu’à un certain point, les partis politiques sont les moyens de métaboliser des colères et des intérêts antagonistes, de leur donner des formes viables dans un champ politique conflictuel mais pacifié. En l’occurrence, on l’attend toujours, la forme viable qui canalisera cette colère et portera ces intérêts.

Le président français, Emmanuel Macron, a lancé un grand débat national. Qu’en pensez-vous ?

On demandait un jour à Napoléon quel était l’intérêt du Sénat. Il avait pris sa tasse de café, versé le liquide brûlant dans une seconde tasse, puis l’avait reversé dans la première. Le Sénat, c’était cette seconde tasse, qui tiédit le café trop chaud. Les grands barnums participatifs organisés par l’Etat pour faire face à cette crise, c’est pareil, un moyen de canaliser, refroidir, juguler l’énergie politique qui s’était dégagée de ces mouvements. Et à la limite, je n’attends pas du tout d’Emmanuel Macron qu’il incarne ces intérêts-là, ce n’est pas son job. Je ne crois pas à cette fiction institutionnelle du  » président de tous les Français « . Lui-même est élu par une partie de la population, sur un programme, et il défend des intérêts, même s’il peut croire que ces derniers coïncident avec ceux du pays tout entier. Sa fonction l’autorise à raconter cette histoire oecuménique, de tous les Français dans le même bateau, mais ça reste une fiction. C’est comme si on avait demandé dans les années 1970 à Georges Pompidou d’être le porte-voix des ouvriers français : il y avait le Parti communiste pour ça. La démocratie fonctionne avec des rapports de force, pas avec de la bienveillance ou en vertu de la considération que les classes dominantes veulent bien accorder aux gens qui n’ont pas leur chance, vous comprenez ? Je ne suis pas politiste mais il me semble que ce qui manque, ce sont ces formes de représentation qui donneraient une consistance à ces mécontentements et qui permettraient de produire des équilibres plus favorables aux classes populaires.

De nouveaux partis, des corps intermédiaires, de la démocratie participative ?

Tout ça, oui. Mais comme cela n’apparaît pas, on assiste, avec les gilets jaunes, au retour du refoulé politique. C’est une très bonne nouvelle que ces gens-là se repolitisent. Mais il y a un risque…

De voir l’extrême droite arriver au pouvoir ?

Mais bien sûr ! Cette colère est une poudrière politique. On ne peut pas la contenir indéfiniment avec des barrages ou de la morale. Derrière le  » ni gauche, ni droite « , on veut faire passer l’idée qu’on a dépassé les idéologies, mais c’est faux. Le pouvoir actuel et le libéralisme en général, c’est une idéologie, avec au moins deux caractéristiques qui sautent aux yeux. Premièrement, dans les arbitrages, l’économie l’emporte presque toujours sur les autres considérations, notamment l’humain. Deuxièmement, l’efficacité est la valeur cardinale des choix politiques. Or, une démocratie, ce n’est pas très efficace, ça suppose en permanence des accommodements, de la délibération, des concessions, des retards, de la déperdition d’énergie, du gâchis en somme… Dont les modes d’exercice du pouvoir actuels n’ont plus tellement envie de s’embarrasser. Ils veulent de l’efficience partout. Le libéralisme est une idéologie selon laquelle les ressources doivent être affectées là où elles sont susceptibles de produire le plus de résultats. C’est l’essence même des marchés financiers qui vaut aussi, désormais, pour l’école, la santé, etc. Les services publics, d’une certaine manière, sont une injure au dessein néolibéral. Leur horizon égalitaire les rend d’une efficacité médiocre. Leur caractère public prive le marché de possibilité de création de richesses supplémentaires.

L’Occident désindustrialisé est le théâtre d’une violence sociale terrible.

Des jeunes, voire des très jeunes, se sont mobilisés en 2019 pour dénoncer l’inaction des politiques face au changement climatique. N’est-ce pas contradictoire ?

Ceux qui se préoccupent de l’environnement ou de la planète en général ont des préoccupations économiques moins court-termistes et un niveau d’éducation plus élevé que disons, pour faire vite, la France des gilets jaunes. Mais en réalité, la crise politique et l’urgence climatique sont les mâchoires du même piège et il faut régler les deux problèmes en même temps. Il est impossible d’imposer des mesures environnementales, comme une plus grande taxation du carburant, sans accompagnement social, parce qu’elles bouleversent trop profondément les modes de vie. Dans le roman, j’écrivais que  » chaque désir se traduisait par une distance, chaque plaisir par une nécessité de carburant « . J’étais loin d’y penser, mais c’est comme ça que le mouvement des gilets jaunes a commencé.

Une marche contre les violences faites aux femmes dans les rues de Madrid.
Une marche contre les violences faites aux femmes dans les rues de Madrid.  » Les femmes dénoncent un monde patriarcal et elles ont raison ! « © GUILLERMO SANTOS/GETTY IMAGES

Les rapports climatiques alarmants se sont multipliés en 2019…

J’ai travaillé par le passé à faire de la com dans un organisme environnemental. En 2015, j’avais lu beaucoup au moment de la COP 21 et je me souviens que l’objectif était de réduire le réchauffement à + 2°C maximum, faute de quoi on était très très mal. Tout le monde était d’accord, tout le monde a signé. Résultat : quatre ans plus tard, il ne s’est rien passé de décisif. C’est le Titanic : on a vu l’iceberg mais la force d’inertie est trop grande pour qu’on dévie de parcours. Le capitalisme fonctionne comme ça, son avidité est telle que le système ne peut pas être raisonné, ni réformé. On fera crever jusqu’au dernier koala et on brûlera jusqu’à la dernière goutte de pétrole pour obtenir le dernier centime ! J’ai revu récemment Le Sucre, de Jacques Rouffio, avec Jean Carmet, Gérard Depardieu, Michel Piccoli… Des spéculateurs y font croire à une pénurie de sucre pour faire monter les cours. Tout le monde s’enrichit mais, à la fin, ça dérape parce que cette arnaque ne peut plus être arrêtée. Le personnage de Piccoli, qui a organisé la combine, se livre alors à une engueulade d’anthologie, où il secoue les banquiers, les spéculateurs, sur le ton  » Je vous avais prévenus de ne pas dépasser une certaine limite, mais vous avez voulu jusqu’au dernier petit sou ! Vous avez voulu vous enrichir jusqu’à en crever !  » Le capitalisme, c’est ça. On ne peut pas attendre de lui qu’il soit raisonnable par bonne vo- lonté. C’est un estomac qui ne se rassasie jamais. Il doit être domestiqué.

Votre opinion sur Greta Thunberg ?

Ceux qui s’en prennent à elle ne comprennent pas ce qui se passe. Leurs critiques sont soit injustes soit à côté de la plaque. On lui reproche de ne pas être scientifique alors qu’elle ne prétend pas l’être. Et puis, il n’est pas nécessaire d’être scientifique pour avoir une parole publique légitime sur des sujets qui le sont. De toute façon, elle ne prétend pas à un poste, si je ne m’abuse. On lui reproche sa jeunesse : franchement, je ne vois pas où est le problème. On lui fait aussi grief de cacher la forêt de ceux qui s’activent pour le climat, activistes, savants, etc. Et alors ? Une idée a toujours besoin d’un visage pour s’incarner. Greta Thunberg, c’est le signe avant-coureur d’un changement des mentalités. Elle nous montre qu’une partie de la jeunesse est en train de réorienter ses désirs. Pendant cinquante ans, tout était tourné vers le confort, la consommation et tout était ressource pour notre bien-être, y compris les mondes animaux et végétaux. Il semble que la génération qui vient veuille s’inventer d’autres manières d’être au monde. Voilà ce qui est important ! Greta Thunberg est le visage de ces nouveaux désirs. Elle incarne aussi la fin d’une certaine forme d’optimisme un peu nigaud par rapport aux possibilités de l’humanité de régler ses problèmes. C’est une figure du changement à venir. Il y en aura d’autres.

Leurs enfants après eux, par Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2018, 432 p.
Leurs enfants après eux, par Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2018, 432 p.

La notion de  » décroissance  » vous semble importante ?

Je vais prendre la question par l’autre bout. Il n’y a plus ni salut, ni Grand Soir. Les horizons absolus du christianisme ou du communisme ont disparu. Dont acte. Qu’est-ce qui nous est resté ? Le consumérisme. On s’est gavé, en fait. Et on se rend compte que cela ne marche pas du tout, pour au moins trois raisons. Déjà, la planète ne peut soutenir le rythme de notre consommation. Ensuite, il n’y en a pas assez pour tout le monde, et c’est le problème des inégalités. Pour finir, ceux qui obtiennent toutes ces satisfactions que promet notre civilisation consumériste aboutissent finalement à un sentiment d’inachèvement. Une fois qu’on a tout, so what ! ? Il ne s’agit pas de prôner la décroissance mais de constater que le système est en train de détruire la planète et qu’il ne rend personne heureux. Le meilleur adversaire du néolibéralisme, c’est peut-être cette mélancolie de celui qui a tout.

Il y a une tentation, dans nos vieux pays, d’un retour à des démocraties capacitaires, réservées à ceux qui savent.

Certains mouvements soutiennent désormais la désobéissance civile face à l’inaction des gouvernements. Faut-il les suivre ?

Le problème de la désobéissance civile, c’est qu’on peut se demander quelles seront les lois qui seront respectées et celles qui ne le seront pas. Et qui va décider de quoi. J’ai toujours peur que cela ne mène à des fonctionnements de cour d’école, que ce soient les plus costauds qui règnent, ce qui serait un autre abîme. On voit en tout cas qu’on ne peut pas compter sur les institutions pour faire le job parce qu’elles sont intrinsèquement faites pour le statu quo. Quand j’avais 8 ans, je regardais le commandant Cousteau à la télé et on me disait déjà que la planète était menacée ; j’ai 41 ans aujourd’hui et rien n’a changé. Chez les politiques, il y a une sorte de mentalité Téléthon : on pense qu’avec de la bonne volonté et les progrès de la science, on en viendra à bout. Mais ça ne réussira pas : c’est le désir entier d’une civilisation qu’il faut réorienter.

Aujourd’hui, pas mal de pays européens sont bloqués politiquement. Trop de démocratie tue la démocratie ?

Je pense précisément l’inverse. Cette idée selon laquelle trop de démocratie tuerait la démocratie, c’est un questionnement que je sens monter, surtout du côté des élites. C’est symptomatique du fossé qui se creuse entre ceux qui pensent que tout ne va pas si mal et qu’il faudrait continuer comme ça, et ceux qui ne tirent pas leur épingle du jeu et à qui on dit que la démocratie n’est pas faite pour eux. Il y a une tentation, dans nos vieux pays, d’un retour à des démocraties capacitaires, réservées à ceux qui savent. Lesquels sont aussi, comme les choses sont bien faites, ceux pour qui ça se passe plutôt bien.

Craignez-vous le chaos mondial ?

En tout cas, le grand rêve post-1989 d’un monde libéral unifié, homogène et de la  » fin de l’histoire  » est passé de mode. On voit bien que c’est tout l’inverse qui se produit. Les tensions demeurent très vives et cela ne risque pas de s’arranger parce que nous sommes pris en tenaille entre les effets du néolibéralisme et l’urgence climatique. Dans ces cas-là, les problèmes se résolvent par la violence. Les conflits, les guerres, les migrations forcées, les tensions territoriales, on sent quand même tout ça monter. On peut à tout le moins se dire que le marché n’est pas un ordre. Il ne garantit pas la paix. Au contraire : il produit des concurrences, des tensions extrêmes et de la violence. Ce qui arrive en outre avec le réchauffement climatique, ce sont des désastres à perte de vue. Les deux derniers étés que nous avons eus, à 40 degrés, nous montrent le monde auquel nous sommes promis.

Rose royal, par Nicolas Mathieu, In8 Editions, 2019, 80 p.
Rose royal, par Nicolas Mathieu, In8 Editions, 2019, 80 p.

Autre combat de 2019, celui des femmes. Vous le comprenez ?

Elles dénoncent un monde patriarcal et elles ont raison ! Cette volonté d’abattre ces structures de coercition suppose la création de nouveaux rapports de force, ce qui passe toujours par une forme de violence, qui peut engendrer des excès. Mais à la fin des fins, elles ont bien raison. On reproche parfois aux hommes de se taire, mais c’est difficile de nous positionner. J’avoue que je ne sais pas trop comment prendre la parole à ce sujet, au-delà d’un soutien théorique. Après six mille ans de patriarcat, qu’est-ce qu’on fait ? Déjà, je les écoute. Et je fais un examen de conscience que je n’aurais pas fait auparavant, sur la manière dont je prends la parole face à elles, par exemple. Dans Rose royal (NDLR : son dernier roman en date) mon intention était précisément de me mettre à la place d’une femme (2). Dans cette histoire, l’héroïne n’a jamais les moyens de son émancipation et dépend de plus en plus fortement des hommes. Dans un de ses romans, Roger Vailland, Prix Goncourt 1957, décrit deux postières, pendant la guerre. Il s’émerveille de leur liberté, de leur manière d’être. Parce qu’elles ne dépendent de personne, ont un emploi et sont en plus, comme elles travaillent dans l’administration, aussi bien rémunérées que leurs collègues masculins. Si ce sont des femmes libres, c’est parce qu’elles ont les moyens de leur émancipation.

(1) Leurs enfants après eux, par Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2018, 432 p.

(2) Rose royal, par Nicolas Mathieu, In8 Editions, 2019, 80 p.

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