» Certains livres ne seront bientôt plus publiés « 

Il a rajeuni de dix ans grâce à l’extraordinaire succès de son jeune poulain suisse, Joël Dicker, dont le roman La Vérité sur l’affaire Harry Quebert a été l’événement éditorial de la saison dernière. Acteur de poids et spectateur malicieux, Bernard de Fallois n’en finit pas, l’air faussement modeste, d’observer le petit monde littéraire de ses bureaux parisiens. Quand le patriarche le plus secret de l’édition se confie sur l’avenir du livre.

Le Vif/L’Express : Il y a tout juste un an, vous publiiez La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Joël Dicker, qui figure toujours sur les listes des best-sellers. Combien en avez-vous vendus ?

Bernard de Fallois : Aujourd’hui, 850 000 exemplaires en langue française. A l’étranger (30 pays l’ont acheté), les premiers résultats sont aussi très bons. L’Italie a dépassé les 200 000 exemplaires, l’Espagne en est à 140 000.

Ce succès a-t-il été une divine surprise ?

Non, la divine surprise a été le livre lui-même. Il possède une puissance d’envoûtement, d’addiction à la lecture, très rare. Dès les premiers jours, la faveur des libraires et des éditeurs étrangers a été stupéfiante. C’était comme si leur foi dans ce livre était quelque chose de plus grand que le livre lui-même, la preuve que  » rien n’est jamais perdu « . Il est vrai que, dans une époque médiatique comme la nôtre, la jeunesse de l’auteur, son charme ont ajouté à l’oeuvre elle-même une sympathie contagieuse.

Vous revenez d’Espagne, d’Italie, d’Angleterre… Comment s’y porte l’édition ?

Les difficultés sont les mêmes partout. Les concentrations se multiplient. Aux Etats-Unis, quatre groupes d’édition rassemblent 90 % des livres vendus. Mais on voit aussi fleurir des dizaines de minuscules maisons. En Italie et en Espagne, la situation est pire qu’en France, mais il m’a semblé qu’on y était moins morose. J’ai constaté aussi qu’il était impossible dans tous ces pays de refuser l’édition numérique, alors que je n’ai pas voulu la faire en France. Pour le moment, tout au moins. Non que j’aie l’intention ni même l’envie, à moi tout seul, d’empêcher cette révolution, mais je sais qu’elle peut accélérer la disparition des libraires, auxquels je suis très attaché.

Accompagne-t-on un best-seller aujourd’hui d’une manière différente qu’hier ?

Non, pas vraiment. Le succès de Dicker ressemble par exemple, à bien des égards, à celui de L’Allée du roi, le premier livre de Françoise Chandernagor, que j’ai publié en 1981 (chez Julliard). Les vrais changements touchent les ventes moyennes (entre 5 000 et 20 000 exemplaires), dans lesquelles se trouvent presque toujours les très bons livres. L’éditeur doit rappeler aux écrivains que l’estime des connaisseurs est plus importante que le succès de la foule. Je me souviens de Raymond Aron me disant, après le triomphe de ses Mémoires (un engouement de mode, selon lui), qu’il n’avait jamais été aussi heureux que lorsque, tout jeune, il avait reçu, à la suite d’un article dans la Revue de métaphysique et de morale, une longue lettre de félicitations de Bergson. Malheureusement, certains livres ne seront bientôt plus publiés. Ou plus distribués. On a vu disparaître Virgin, et cela va être au tour de la Fnac, censée au départ proposer au public toute la littérature – au fond, ses fondateurs avaient inventé Amazon avant l’heure ! Aujourd’hui, non seulement elle renvoie tout au bout de treize jours, mais elle dit au client :  » Vous savez, vous pouvez vous adresser à Fnac.com.  » Ce n’est pas Amazon qui scie la branche sur laquelle est assis Pinault, c’est Pinault qui la scie lui-même !

Le livre papier est-il condamné ?

Honnêtement, nous n’en savons rien. Des forces jouent dans tous les sens. Ainsi, une nouvelle technique américaine permet aux éditeurs d’imprimer un livre à la demande, à un seul exemplaire, en quelques instants. Cette trouvaille devrait favoriser le maintien du livre papier. Inversement, les gestionnaires, qui sont au pouvoir dans de nombreuses maisons d’édition, n’ont qu’une hantise : les stocks ! Il est vrai que le numérique comporte des avantages. Pourra-t-on continuer longtemps à réimprimer dans la Bibliothèque de la Pléiade des oeuvres dont la vente annuelle diminue ? On peut en douter. Mais on pourra les lire de partout, gratuitement, sur le site de la Bibliothèque nationale. Ce n’est pas rien. Je ne voudrais pas revivre la querelle comique du livre de poche (j’étais alors chez Hachette) durant les années 1960. Tous les intellectuels de gauche, la revue Les Temps modernes en tête, étaient opposés à ce qu’ils qualifiaient d’invention bourgeoise faisant vendre plus de livres à la seule classe possédante. Les Temps modernes allaient encore plus loin, regrettant que les livres soient reliés, et non, comme autrefois, pliés !

Pensez-vous que la lecture sur tablette modifie la perception ?

On le dit. Certaines études l’auraient démontré. Elle n’entraîne pas la même mémorisation que la lecture traditionnelle, et n’implique pas les mêmes zones du cerveau. D’autre part, avec leurs multiples fonctions (radio, musique, vidéo, jeux), ces appareils encouragent une sorte de distraction permanente en offrant des dizaines de tentations de fuite. La lecture n’est plus cette lente plongée dans le monde intérieur, si bien décrite par Proust dans les premières pages de ses merveilleuses Journées de lecture.

L’année dernière, à 86 ans, vous songiez à prendre vos distances avec l’édition. Et vous êtes toujours là !

Il faudrait savoir s’arrêter. Du moins, je le croyais. Et puis l’aventure Dicker s’est présentée. Elle me tentait, elle était trop belle : j’avais même l’impression qu’elle avait besoin de moi. Ce qui est faux. Mais il est difficile de dire non aux aventures : ce sont les vacances de la vie.

Propos recueillis par Marianne Payot

 » Sur tablette, la lecture n’est plus cette lente plongée dans le monde intérieur, si bien décrite par Proust  »

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