Ceci n’est pas un Magritte

 » Possédé du diable  » ! Enfant, le pape du surréalisme belge se riait de la discipline, s’amusait au cimetière, jouait des poings… Le psychanalyste Jacques Roisin s’est livré à une minutieuse enquête sur les premières années de René Magritte. Treize ans de recherches pour nous dévoiler la transformation inattendue du petit crapuleux de Châtelet en grand maître des illusions.

« Inter feces et urinam nascimur  » ( » nous naissons entre les fèces et l’urine « ). Le psychanalyste Jacques Roisin avait-il la sentence de saint Augustin derrière la tête quand il s’est lancé, entre 1985 et 1998, dans la biographie de la jeunesse du peintre surréaliste, opus réédité aujourd’hui (1) ? Une terra incognita que René Magritte (1898-1967) lui-même avait quasiment oblitérée, sinon à travers deux souvenirs d’enfant censés justifier sa propension au mystère. N’avait-il pas décrété :  » Je déteste mon passé et celui des autres « , allant jusqu’à douter du prénom de son propre père et renâclant à retourner dans les villes du  » Pays noir  » où il avait grandi. Les lieux du crime ? En tout cas,  » l’indice d’un quelque chose à cacher qui justifierait l’entreprise biographique « , estime Michel Draguet, le directeur du musée Magritte, à Bruxelles (2). Et a fortiori pour un maître du surréalisme qui a si profondément ausculté les limites du réel et du rêve, voie royale de l’inconscient.

La première vie de l’homme au chapeau melon… Jacques Roisin se mit en marche, ayant bien à l’esprit la mise en garde de Freud qui voyait dans la démarche du biographe un désir infantile d’idéalisation qui l’empêcherait d' » accéder aux secrets les plus attirants de la nature humaine « . Son enquête allait de toute façon mettre en pièces l’idéal, tant Magritte et ses frères, dans le souvenir des gens qui les avaient côtoyés à Châtelet, Lessines ou Charleroi, sont systématiquement dépeints comme des  » tchaukîs « , comme on dit en dialecte picard, des  » possédés du diable « . En complet porte-à-faux avec l’attitude bien connue du peintre, petit bourgeois routinier, ennuyeux à souhait et tellement provincial avec son manteau raide et cet indécrottable chapeau melon que l’on retrouve dans nombre de ses toiles.

Pouvait-il s’agir d’un camouflage ? Pour étayer sa théorie, le psychanalyste s’est intéressé aux analogies entre Le Fils de l’Homme, chef-d’oeuvre de 1964 figurant le personnage emblématique de Magritte, le visage caché par une pomme, et L’Homme des foules, une nouvelle d’Edgar Allan Poe, l’auteur fétiche du peintre. Il y est question d’un brigand cherchant à se fondre dans la foule des commis en gabardine et melon,  » car il veut connaître l’impression de pouvoir s’y fondre pour camoufler son génie du crime « , écrit Jacques Roisin. Selon Poe, il y aurait ainsi deux races d’hommes : celle des commis et celle des brigands. A laquelle appartenait donc Magritte ? C’est l’objet de l’enquête, de la quête du biographe. D’autant que certaines réactions du peintre ne cadraient pas avec le monceau d’ennui que semblait constituer sa vie : une dérision féroce pour toute chose qu’il aimait et des actes dominés par ce qu’il appelait son  » démon de la perversité  » – appellation empruntée également à Poe. De grands coups de pied au cul, par exemple, dont il pouvait gratifier ses interlocuteurs sans crier gare…

Le flair en alerte, Jacques Roisin a procédé méthodiquement, consultant les palmarès d’école, les registres de population et d’état-civil, pour identifier ses camarades, voisins, parents. Il a ensuite cherché, auprès de l’administration communale, ceux qui étaient encore en vie et a finalement recueilli leurs nombreux témoignages. Scutenaire, le comparse fidèle de Magritte, était ébahi par cette débauche d’énergie, moquant  » l’archéologue de Magritte  » tout en le mettant au défi :  » Un détective à ses trousses, nom de Dieu de nom de Dieu, ça lui aurait plu alors !  »

Le Thyl Ulenspiegel de Châtelet

Un  » tchaukî  » donc. Dès que Jacques Roisin se mit à gratter, les langues se délièrent pour conspuer ces  » bons à tout  » qu’étaient les fils Magritte, à commencer par René, le mauvais génie des excréments. Il en badigeonnait les poignées de porte, les dissimulait dans des pièges à passants, les déversait par seaux entiers. N’est-ce pas une dernière attaque du genre, contre le pianiste du cinéma du dénommé Zénon Emplit, que Magritte adorait fréquenter pour y voir son héros Fantomas, qui contraindra la famille à quitter la région du Centre ? A moins que ce ne soit une énième provocation à l’adresse de l’occupant allemand, durant la Première Guerre mondiale. Suite à une invasion de mouches, les Allemands avaient affiché une pancarte dans l’école de Magritte :  » Tuez les mouches ou les mouches vous tueront « … qui deviendra un matin :  » Tuez les Boches ou les Boches vous tueront « .  » C’est René « , jura à Jacques Roisin Raymond Pétrus, un ancien camarade.  » Et il ne s’est jamais dénoncé !  »

Le biographe assimile Magritte au Diable dans le beffroi, une autre nouvelle d’Edgar Allan Poe dans laquelle un petit homme venu on ne sait d’où va mettre la pagaille dans une petite bourgade conformiste. Il faut dire que l’ordre ne règne pas à la maison. Les critiques des témoins directs ou de leurs descendants se concentrent sur la figure de Magritte père. Ce marchand tailleur, originaire de Pont-à-Celles, ne reste pas en place. Lessines, Gilly, Châtelet, Charleroi, puis Bruxelles, sans compter les nombreux voyages que lui imposent ses activités de représentant de commerce. Jacques Roisin révèle un homme hautain, imbu de lui-même, coureur et dépensier, méprisant la  » populace « . Il tyrannise sa femme, Regina Bertinchamps, trop bonne et d’humeur dépressive, aussi catholique que son mari était anticlérical. Léopold Magritte se mettait en colère quand on osait critiquer l’attitude de ses fils, mais il ne fait aucun doute qu’il était un père et un mari absent.

Le suicide de la mère

En février 1912, Régina Bertinchamps se jette dans la Sambre après plusieurs tentatives de suicide.  » Un accès de fièvre chaude « , avance la presse de l’époque. René Magritte a-t-il vu le cadavre de sa mère après qu’on l’eut repêché ? La question n’est pas tranchée. Sans être explicites, deux toiles font en tout cas référence au drame – Les rêveries du promeneur solitaire (1926) et Les eaux profondes (1941).

Il y aura un avant et un après suicide. Selon l’auteur, un lien secret va se tisser entre le décès de sa mère et la transformation du jeune tyran en peintre.  » C’est comme si les actions réalisées jusqu’alors par les uns et les autres n’avaient fait que déployer des lignes d’influence d’une force centripète. Le temps suivant avait été celui d’une force centrifuge « , souligne Jacques Roisin en achevant son récit.

L’auteur creuse un autre événement décrit par Magritte comme décisif dans son avènement à la peinture. Alors qu’il émergeait d’un caveau du cimetière de Soignies, où il s’amusait avec une petite fille, l’année qui suivit le suicide de sa mère, il tomba nez à nez avec le peintre Léon Huygens, occupé à peindre.  » Et si la sortie des ténèbres du caveau vers la lumière du soleil dans le petit cimetière de Soignies symbolise le passage de la mort à la vie, s’agissait-il de la mort de René Magritte ou de sa vie ? Ou de celle de sa mère ?  » s’interroge l’auteur.

Au demeurant, la transformation n’est pas immédiate. Après le suicide de leur mère, les frères Magritte sont livrés à eux-mêmes et les incartades se poursuivent, y compris à Bruxelles où René a pris un kot en 1915. Sa sexualité débridée et ses multiples provocations sont rapportées par ses condisciples de l’Académie des Beaux-Arts. En pleine disette, il s’attachait trois mètres de cervelas, comme une longue queue. Presque un happening ! Il aurait violé un modèle. Il portraiture, nues, les filles des clients de son père, distribue des  » femmes à poil « , montre son  » cul  » à la fenêtre ou pose, la pipe au bec, avec un air de mauvais garçon. Magritte, semble-t-il, distribuait cet autoportrait de 1919 (en couverture du livre) comme une carte de visite. A l’Académie des Beaux-Arts, il prenait un malin plaisir à maltraiter Paul Delvaux, qu’il taxait d' » Homme-Barquettes « . Peu de temps après son mariage, en 1922, avec Georgette Berger, son amour de jeunesse, l’enquête laisse supposer qu’il la malmène également, comme son père avec sa mère.

De la pulsion à la sublimation

Cependant, le déclic inaugural du cimetière de Lessines a ouvert une brèche picturale à ce flot destructeur. Magritte découvre par lui-même le conseil qu’il prodiguera plus tard à un jeune collègue :  » Si tu aimes la peinture, ne t’arrête jamais. Peins sans arrêt, n’importe quoi ! Sors tout ce que tu sens dans tes tripes ! Ne t’occupe de personne, reste toi-même, mais n’arrête jamais.  »

A Bruxelles, il s’immerge dans le bouillon de culture moderniste. Tandis qu’il vit de la réalisation d’affiches publicitaires, il subit dès 1919 plusieurs chocs esthétiques – le futurisme, le cubisme et surtout le dadaïsme qui colle peut-être le mieux avec sa personnalité par essence anticonformiste, son terrible sens de la dérision. A travers l’abstraction, il formalise ses questionnements sur les frontières du réel. Ils accoucheront du fameux Ceci n’est pas une pipe.  » Ce genre de préoccupations mettait peu à peu en question les rapports d’un objet avec sa forme et de sa forme apparente avec ce qu’il a d’essentiellement nécessaire pour exister « , évoque-t-il dans sa conférence de 1938, La Ligne de vie.

Si la découverte de la peinture, au sortir du caveau de Lessines, inaugurait un retour à la vie, c’est la découverte, en 1925, du Chant d’amour de Giorgio de Chirico qui le féconde. Cette toile de la période métaphysique du peintre italien lui révèle le sens de cette irruption du bizarre qu’il a toujours senti au fond de lui.  » Une stupeur inquiétante (due) à un arrêt, pour un moment donné, de la vie, ou plutôt du rythme logique de la vie universelle « , théorise de Chirico. C’est la première fois que Magritte a les larmes aux yeux.

Une énième provocation au Tam-Tam, le théâtre-casino de Saint-Josse, lui vaut d’être rattaché au groupe des surréalistes belges. André Breton, comme le rappelle Michel Draguet en marge de sa biographie, écrit que le surréalisme devait à Magritte  » une de ses premières et dernières dimensions « . Sa peinture se modifie fortement. En y détournant les objets du quotidien pour fragmenter le réel et y introduire l’étrangeté du rêve, il a enfin trouvé sa voie.

La première vie… s’achève avec Le Jockey perdu de 1926, le premier chef-d’oeuvre surréaliste. Magritte a tourné le dos à son enfance et se confond de plus en plus avec son personnage fétiche du commis au melon, tandis que sa peinture explore inlassablement les confins du mystère, avec cet humour indéfinissable qui fait mouche dans l’inconscient collectif. Et Jacques Roisin, en bon psychanalyste, de noter :  » On pourrait croire que sa subversion tout entière avait quitté sa vie pour se réfugier dans ses tableaux. […] On a rarement vu le parcours d’une vie incarner à ce point le mouvement habituellement secret qui consiste à plonger au coeur de l’odieux avant d’atteindre au sublime.  »

(1) René Magritte, La première vie de l’homme au chapeau melon, par Jacques Roisin, Les Impressions Nouvelles, 256 p.

(2) René Magritte, par Michel Draguet, biographie construite à partir d’une chronologie publiée en 2009 à l’occasion de la création du Musée Magritte, à Bruxelles, Folio Biographies, 416 p.

Par Xavier Flament

Son  » démon de la perversité  » conduisait Magritte à donner, sans crier gare, de grands coups de pied au cul

Ses questionnements sur les frontières du réel accoucheront du fameux Ceci n’est pas une pipe

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