Karan Mersch, professeur français de philosophie.

 » Ce type d’antiracisme nourrit les dérives identitaires d’un côté comme de l’autre « 

Pour Karan Mersch, contributeur au think tank français Aurore (1), l’intersectionnalité repose sur des bases fragiles.

Comment expliquez-vous le succès de l’intersectionnalité auprès des jeunes et dans le monde académique ?

L’intersectionnalité peut être un objet d’étude légitime et intéressant. Ce qui pose problème, c’est l’usage qui en est souvent fait pour aller bien plus loin que la simple étude de l’entrecroisement des discriminations sur certains individus. L’abondance des concepts apporte la satisfaction d’avoir réponse à tout, alors que l’édifice n’est pas si solide que ça. L’intersectionnalité est souvent présentée comme une convergence des luttes, mais une intersection n’est pas une addition : c’est la réduction aux parties communes. Une certaine solidarité n’implique pas forcément que l’intersection devienne le modèle du tout. Beaucoup de choses nécessiteraient d’être déconstruites et analysées de façon dépassionnée.

Une certaine conception de l’antiracisme passe avant le féminisme.

L’universalisme est brocardé par le mouvement intersectionnel, mais il peine à faire entendre sa propre voix…

Le simple attrait de la nouveauté ne suffit pas à expliquer une présentation aussi déformée de l’universalisme. Sous des habits neufs, de vieux courants antiuniversalistes se servent d’un champ d’étude respectable pour un usage politique qui est loin d’être neutre. Par exemple, je ne suis pas surpris de voir qu’une monarchie absolue de droit divin, le Qatar, soit derrière la chaîne AJ+, qui présente des formats très séduisants en langue française pour faire la promotion de l’intersectionnalité et de la critique du  » féminisme blanc  » auprès de notre jeunesse.

La parole de la personne discriminée est plus  » légitime  » que toute autre. D’accord ?

Les personnes discriminées ont effectivement une plus grande autorité quant au témoignage, mais cela doit être distingué du domaine de la réflexion.Il s’agit de se battre pour que les personnes discriminées aient voix au chapitre, comme les autres. Il serait insultant de penser qu’elles auraient besoin de tirer leur autorité d’autre chose que de leurs qualités intellectuelles…

Est-il exact que l’intersectionnalité ne fait pas de distinction entre les victimes ?

Dans l’intersection, des priorités sont opérées, mais sans être clairement dites. Ainsi, il ne faudrait pas parler du harcèlement de rue, censé viser des hommes eux-mêmes victimes de racisme, mais mettre plutôt l’accent sur le harcèlement au travail qui, lui, concernerait des hommes riches et blancs… Ce n’est pas l’intérêt des femmes qui est mis en avant, mais une certaine conception de l’antiracisme qui passe avant le féminisme. On dit comprendre qu’une femme victime de violence sexuelle ne porte pas plainte, si l’agresseur fait partie de sa communauté, pour ne pas favoriser le racisme que subit cette même communauté. En revanche, on n’entend jamais dire que les propos racistes d’une femme ne devraient pas être dénoncés afin de ne pas encourager le sexisme. Le raisonnement qui précède n’est pas moins aberrant.

Les débats sont particulièrement vifs au sein du mouvement féministe, notamment à propos du voile islamique, entre les intersectionnelles et les autres….

Le féminisme universaliste suit l’esprit des Lumières. Il ne s’agit pas de dire que toute tradition est forcément mauvaise, mais de pouvoir y porter un regard critique. Or, cela n’est plus possible sans déchaîner de folles passions. Lorsque des féministes universalistes critiquent l’injonction faite aux femmes d’être pudiques et qu’elles y voient la trace d’un patriarcat à l’oeuvre dans bien d’autres domaines que l’islam politique, elles se font automatiquement traiter de racistes ou de féministes blanches… La religion n’est pas un domaine qui doit se soustraire à la vigilance féministe. Par contre, si une femme voilée se fait agresser, la critique possible du symbole qu’est le voile ne légitime en aucun cas un déversement de haine raciste ou sexiste.

Cette nouvelle grille de lecture valorise les effets de  » race « . N’est-ce pas un retour en arrière ?

Sous prétexte de constructions sociologiques, les couleurs redeviennent une obsession. La  » blanchité  » d’un discours est dénoncée, la  » sensibilité blanche  » est moquée. Ce type d’antiracisme nourrit les dérives identitaires d’un côté comme de l’autre. On peut traiter intelligemment du racisme en prenant en considération des relations de minorité, ainsi que l’impact des conditions socio-économiques, sans avoir besoin d’attribuer des caractéristiques essentialisantes aux couleurs de peau.

Les débats intersectionnels se caractérisent par une certaine rigidité, voire agressivité envers les contradicteurs désignés comme appartenant au  » système « . Est-ce le propre d’un mouvement à ses débuts ?

L’universalisme est ramené au rang de serviteur d’un  » système  » décrit par certains comme postcolonial. Dans la plupart des discours féministes intersectionnels, la vision du racisme systémique tend à devenir monosystémique. Cela manque terriblement de subtilité. Il est dommage que de vraies bonnes volontés se retrouvent embrigadées dans ce système idéologique très discutable.

(1) Les textes de Karan Mersch ont été publiés par le think tank Aurore, qui se définit comme indépendant, républicain et progressiste.

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