Ce ne sera pas « la der des der »!

Où va la Belgique? Que veulent les Flamands, où en sont les Wallons, que va devenir Bruxelles? Herman Van Rompuy, vice-Premier ministre (CVP) sous la précédente législature et actuelle figure marquante parmi les sociaux-chrétiens flamands à la Chambre, et Philippe Moureaux (PS), qui, en tant que fin connaisseur des arcanes institutionnels, a activement partipé aux dernières négociations, ont confié leur vision de l’avenir au Vif/L’Express

1. La Belgique se trouve une fois de plus au seuil d’une nouvelle réforme de l’Etat : la der des der?

Herman Van Rompuy: Par le passé, les négociations sur la réforme de l’Etat ont pris l’allure d’un troc entre des moyens budgétaires – demandés par les francophones – et davantage de compétences, exigées par les Flamands. Cela vient encore d’être le cas. Mais, cette fois, qu’a obtenu la Flandre ? L’agriculture et le commerce extérieur, soit quelque 7 milliards de francs. Un centième de ses revendications! Il existe une telle disproportion entre les moyens accordés aux francophones – ils sont énormes – et les compétences consenties aux Régions – elles sont minimales – qu’on voit mal ce qui pourrait ramener un jour les francophones à la table des négociations.

Philippe Moureaux: Certainement pas! Les Flamands – qui sont non seulement les plus riches, mais aussi les plus nombreux dans ce pays – n’ont aucune raison d’arrêter le mouvement: le processus de fédéralisation de l’Etat est irrémédiablement en marche. Mais, si les derniers accords en date sont votés, nous connaîtrons sans doute quelques années de pause. Evidemment, cette situation d’apaisement ne va pas plaire à tout le monde: les boutefeux vont se sentir frustrés. Mais, si cette réforme ne passait pas le cap cette fois-ci, alors je prédis un phénomène d’accélération et une nouvelle négociation à plus ou moins brève échéance, où l’on déballera beaucoup de choses.

2. Certains prédisent pourtant de nouveaux problèmes financiers, à moyenne échéance, pour la Communauté française…

Herman Van Rompuy: Mais non! Avec la mise sur les rails de l’autonomie fiscale, le problème est résolu ! Les francophones n’auront qu’à augmenter les impôts régionaux et à transférer davantage de compétences aux Régions!

Philippe Moureaux: Si la Communauté française n’adopte pas un comportement imbécile, elle ne devrait pas connaître de nouveaux problèmes avant longtemps. On a fait davantage que de la remettre momentanément à flot.

3. Il n’y a pas que le problème de la Communauté française : Bruxelles aussi risque fort de connaître bientôt l’asphyxie…

Herman Van Rompuy: On a raté une occasion historique de négocier quelque chose de substantiel pour Bruxelles. Qu’est-ce que c’est que ces 19 communes? Il fallait davantage concentrer le pouvoir entre les mains de la Région bruxelloise. On aurait gagné en efficacité et en rationalité économique. Et, puisque le gouvernement régional est composé paritairement de francophones et de Flamands, on aurait été délivré de cette discussion ridicule autour de la présence d’un échevin flamand dans les communes. Qu’est-ce que cela représente, un échevin flamand au sein d’un collège composé de 8, 9 ou 10 francophones? Le problème, c’est qu’on a laissé les Bruxellois mener eux-mêmes les débats. Il fallait que les Flamands et les Wallons règlent cela entre eux, en concertation avec les Bruxellois.

Philippe Moureaux: La bonne santé financière de Bruxelles dépend en grande partie des recettes de l’immoblier, et celles-ci sont incertaines. La capitale risque de souffrir, aussi, des effets pervers de l’autonomie fiscale: certains de ses habitants actuels vont peut-être préférer s’établir ailleurs, là où la fiscalité sera moins élevée. Mais ce que je crains surtout, c’est la mise en oeuvre d’un plan diabolique. Les Flamands de Bruxelles ont sûrement l’intention de prôner une baisse des impôts régionaux. Si l’on cédait à pareille démagogie fiscale, Bruxelles se retrouverait rapidement dans le pétrin. Et aurait à nouveau besoin du niveau fédéral – et donc de la Flandre – pour assurer son avenir. En échange d’une plus grande mainmise flamande sur les institutions bruxelloises, évidemment…

4. Certains ne semblent pas avoir bien réalisé que Bruxelles est une Région à part entière!

Herman Van Rompuy: Qu’on arrête de faire semblant! A chaque négociation institutionnelle, il ne faut pas trois minutes pour que les débats tournent à la confrontation entre Flamands et francophones. C’est cela, la réalité belge. Bruxelles pèse peu la-dedans.

Philippe Moureaux: Cela fait vingt-cinq ans que l’on me parle de la volonté flamande de nier l’existence de Bruxelles, et autant d’années que l’on va dans l’autre sens. Je ne suis pas inquiet. Le seul terrain où les francophones ont accusé un coup, c’est sur celui de la périphérie…

5. Quelle nouvelle avancée voudriez-vous pouvoir réaliser prochainement?

Herman Van Rompuy: La prochaine étape, c’est la sécurité sociale. Je suis partisan d’une fédéralisation des soins de santé et des allocations familiales. Mais – et là, je n’engage que moi – je suis plutôt demandeur d’une fédéralisation des dépenses, pas des recettes. Pour éviter des disputes insurmontables avec les francophones, il faudrait que le financement de la sécu reste dans le giron de l’Etat fédéral. Le nord du pays contribue proportionnellement bien davantage que le sud aux recettes de la sécurité sociale: les francophones n’ont donc aucun intérêt à accepter le transfert, aux entités fédérées, des compétences en matière de financement de la sécu. Pour avancer, je suis prêt à faire des concessions dans ce domaine. Mais qu’on nous laisse gérer nos dépenses comme nous l’entendons.

Philippe Moureaux: Il faudra clarifier les choses en matière de coopération au développement. Les derniers accords restent particulièrement flous sur son transfert aux entités fédérées. Quand cela sera réglé, que restera-t-il de l’Etat belge? La justice, la défense et la sécurité intérieure. Sans oublier la dette publique et – cerise sur le gâteau – la monarchie. Ainsi, évidemment, que la sécurité sociale. Mais cela, c’est vraiment la ligne à ne pas franchir. C’est la dernière cathédrale. Si on s’y attaque, la Belgique n’a plus aucune raison d’être. La sécu doit rester le tabou dans les rangs francophones. A une certaine époque, on aurait pu imaginer quelques avancées. Aujourd’hui, on sait que si on y met le doigt, la Flandre en profitera pour tout détricoter. Je dis donc: Pas touche!.

6. A quoi ressemblera la Belgique dans dix ans?

Herman Van Rompuy: On se trouve désormais dans le cadre d’une Union monétaire européenne. Du coup, pas mal de garde-fous tombent sur la scène intérieure. Rien n’empêche d’ouvrir les vannes de l’autonomie fiscale, par exemple. Evidemment, il faudra s’inscrire dans la perspective d’une certaine harmonisation européenne. Ne dit-on pas que la Belgique est l’un des pays européens où le taux de l’impôt des personnes physiques est le plus élevé? Eh bien, la Flandre ne demanderait pas mieux que de le réviser à la baisse. Outre l’autonomie fiscale, il faudra réaliser des avancées – je l’ai déjà dit – dans le domaine de la sécurité sociale. Il faudra défédéraliser tout ce qui appartient aux « revenus de complément » (allocations familiales et soins de santé), comme cela se passe dans certains autres Etats fédéraux.

Philippe Moureaux: La Belgique se dissout lentement dans l’Europe. Nous allons poursuivre dans cette voie. Espérons que cela continuera dans le calme, sans tensions violentes. Et pas trop rapidement. Les francophones doivent essayer de remporter une course de lenteur. Je m’explique: idéalement, le processus de transformation de l’Etat belge devrait se dérouler en parallèle avec celui de la consolidation européenne. Autrement dit, le chemin du régionalisme belge devrait pouvoir rejoindre celui de la construction des Régions au sein de l’Europe. Mais cela prendra du temps: l’harmonisation fiscale et sociale ne se réalisera pas en un tour de main. Les Flamands, eux, seront tentés d’avancer plus vite. Aux francophones de faire de la résistance, pour que les diverses évolutions se déroulent le plus simultanément possible.

7. Ne sommes-nous pas à un cheveu du séparatisme?

Herman Van Rompuy: Les grands mots ne me font pas peur. On peut encore augmenter considérablement les compétences de la Flandre et de la Wallonie sans faire exploser la Belgique: les seules fonctions d’autorité de l’Etat, c’est-à-dire les politiques de justice, de défense et de sécurité intérieure, représentent quelque 900 milliards de francs à gérer. C’est beaucoup, non? Et qu’on cesse d’invoquer la « solidarité »: croyez-vous que, si la Wallonie avait un produit intérieur brut aussi important que celui de la Flandre, on parlerait encore de cette fameuse « solidarité »? Inversement, si la Flandre se trouvait en situation d’infériorité, pensez-vous qu’elle se mobiliserait contre les « transferts »? Ne nous faisons pas d’illusions: ce que l’on appelle « idéologie » n’est rien d’autre, en fait, que la satisfaction d’intérêts. Ce que je sais, c’est que les disparités trop grandes entre les évolutions flamande et wallonne créent un foyer de tensions. Il est urgent d’y remédier. Il est clair que, si l’on ne considérait pas, au sud du pays, que chaque réforme mettait à mal la solidarité, les Wallons accepteraient sans rechigner les réformes de l’Etat.

Philippe Moureaux: Ma crainte, c’est qu’un jour il ne soit plus possible de former un gouvernement fédéral en Belgique. Si cela devait arriver, que faire d’autre sinon se résoudre à constater le divorce? Je ne fais pas dans le catastrophisme, mais il est vrai qu’en Belgique tout peut toujours arriver. On y vit dangereusement et on n’est pas à l’abri de la démagogie. Mais, jusqu’ici – c’est cela l’essentiel -, on ne s’entre-tue pas. Mon sentiment est que les Flamands et les francophones pourraient cohabiter encore longtemps au sein de l’Etat belge, à condition que la conjoncture économique européenne ne pique pas trop du nez et que la Wallonie poursuive ses efforts de redressement. Si ces deux conditions sont rencontrées, les francophones n’auront aucune difficulté à faire bloc contre la moindre velléité flamande de modifier les règles du jeu en matière de sécurité sociale. C’est de leur responsabilité de le faire. En revanche, si l’on se mettait à sacquer notre système de sécu – l’un des plus performants d’Europe – alors, je le répète, la Belgique perdrait sa dernière raison d’être.

8. Les réformes de l’Etat présenteraient-elles encore un intérêt si les niveaux de croissance de la Flandre et de la Wallonie étaient identiques?

Herman Van Rompuy: Oui, parce qu’il existe un peuple flamand, qui veut être responsable de son avenir. Les calculs et les intérêts interviennent dans cette volonté, évidemment, mais il n’y a pas que cela. Fondamentalement, le fédéralisme belge est fondé sur l’existence et la confrontation de deux peuples. Cela dit, il n’y a pas la moindre velléité de violence. N’est-ce pas remarquable?

Philippe Moureaux: La patience de la Flandre dépendra beaucoup de la conjoncture économique – si elle est bonne, il y aura moins de problèmes – et de l’équilibre entre la croissance de la Flandre et celle de la Wallonie. Cela dit, tout cela doit se concevoir sur le long terme: tôt ou tard, la Wallonie rentrera dans un cycle de croissance positif, et la Flandre dans un cycle négatif. C’est l’éternel effet de balancier.

9. La Flandre sait ce qu’elle veut, c’est moins le cas des francophones…

Herman Van Rompuy: Ne vous méprenez pas: « La » Flandre, avec un grand L, n’existe pas. Il y a des Flamands avec des points de vue différents. Dans les rangs de « l’ennemi », on croit toujours qu’en face les troupes sont unies. Le plus petit commun dénominateur, en Flandre, c’est la volonté fédéraliste. Pour le reste, tout est flou. Nous voulons toujours davantage de compétences, davantage de moyens. Mais pour quoi faire ? Quel est notre modèle de société ? Il n’y a aucune unanimité là-dessus, en Flandre.

Philippe Moureaux: Cela tient au fait que la ligne politique des francophones et défensive. Normal, puisque nous sommes pauvres et minoritaires. Il est vrai que les divergences de vues entre Wallons et Bruxellois sur le rôle de la Communauté française ont parfois nui aux francophones. Mais, pour ce qui est de cette dernière réforme de l’Etat, j’ose croire qu’il ne s’en trouve pas un, parmi les Wallons, pour espérer secrètement un échec du refinancement de la Communauté française: ce ne sont quand même pas des imbéciles!

10. Les sociaux-chrétiens sont-ils dans l’opposition pour longtemps?

Herman Van Rompuy: J’espère bien que non! Pour ce qui est du CVP, en tout cas, il a reçu la confiance d’un tiers des électeurs flamands (soit 1 250 000 personnes) aux élections communales d’octobre 2000. Ce n’est pas si mal, non? Cela dit, le gouvernement actuel a bénéficié d’une chance incroyable: il a hérité d’une situation économique et budgétaire remarquable. Et les partenaires se sont emballés comme des gamins dans une cour de récré quand le surveillant – en l’occurrence, les sociaux-chrétiens – est absent. Mais l’avenir est incertain: les perspectives de croissance diminuent de trimestre en trimestre. Que peut-il encore se passer, d’ici à la fin de la législature? Nul ne le sait. Il y a autre chose qu’il ne faut pas perdre de vue: en Flandre, l’échiquier politique est très fragmenté. Pour former une majorité, on a eu besoin des services de la Volksunie et d’Agalev. L’un et l’autre ne sont pas en grande forme. En réalité, je crois qu’aujourd’hui le gouvernement flamand ne représente même plus la majorité en Flandre. Du côté wallon, les choses semblent moins compliquées, bien que je ne voie pas la moindre cordialité entre le PRL, le PS et Ecolo. Quoi qu’il en soit, si l’électeur en décide ainsi, il faudra bien nous reprendre. Même si certains rêvent de nous cantonner pour longtemps dans l’opposition.

Philippe Moureaux: J’ai l’impression que les sociaux-chrétiens sont en train de s’y enfermer pour longtemps. Ils avaient une magnifique opportunité de rentrer dans le jeu politique, puisque leur soutien à la dernière réforme de l’Etat était le bienvenu. Mais ils ont placé la barre trop haut. Résultat? Sauf s’ils arrondissent les angles, ils perdront toute crédibilité dans les groupes de pression, les syndicats, les profs, le secteur social. C’est vrai, néanmoins, que la majorité a commis certaines maladresses dans la façon de les approcher. Mais quand même… Entendons-nous bien: mes reproches s’adressent au PSC, pas au CVP. Le PSC restera un petit parti, quoi qu’il advienne. Il aurait donc tout intérêt à redevenir une pièce nécessaire au jeu politique. La situation du CVP est évidemment très différente: il reste un grand parti, qui doit jouer la carte de l’opposition forte. L’échiquier politique flamand peut connaître des renversements d’équilibre avec de très petites variations de voix: tout est donc possible de ce côté-là. Les sociaux-chrétiens flamands ont cependant une faiblesse: ils ne parviennent pas à imposer des pointures politiques comparables à celles du VLD. Jean-Luc Dehaene est sorti de la scène fédérale. Qui reste-t-il, pour faire le pendant à Guy Verhofstadt, Patrick Dewael et Marc Verwilghen?

Entretiens: Isabelle Philippon et Philippe Engels

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