Professeure de philosophie, Marylin Maeso (ici, à Paris, le 14 février 2019) s'attache à démontrer la modernité de la pensée de Camus. © X. BOUZAS/HANS LUCAS

 » Camus est le contraire de la tiédeur « 

Retour sur la pensée complexe d’un écrivain trop libre d’esprit pour sacrifier au manichéisme de son époque.

Elle connaît son Camus (né le 7 novembre 1913 en Algérie et décédé accidentellement le 4 janvier 1960 près de Fontainebleau) par coeur. Jusqu’à se présenter comme  » camusienne « , d’âme et de plume, devant ses interlocuteurs. La jeune Marylin Maeso, auteure, l’an dernier, d’un premier essai remarqué, Les Conspirateurs du silence (1), rend ici justice au Camus  » philosophe « . Celui qui, méprisé de n’avoir pas sacrifié à l’esprit de système qu’impliquait l’étiquette en son temps, a fait les frais d’un certain  » réductionnisme  » intellectuel.

D’où est née votre passion pour Albert Camus ?

J’avais 17 ans. J’allais très mal. Et notre prof de philo nous a distribué la première page du Mythe de Sisyphe, qui débute par cette phrase :  » Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.  » J’ai compris, ce jour-là, que les questionnements douloureux qui m’habitaient n’étaient pas simplement mon problème – un vécu anormal et incommunicable -, mais une expérience anthropologique fondamentale, qui peut être pensée, énoncée et partagée. Cela m’a sauvé la vie.

Les intellectuels français qui se disent, comme vous, camusiens, ne sont pas si nombreux. Pour quelle raison, à votre avis ?

Camus a toujours eu du mal à trouver sa place au sein de l’intelligentsia française. Il n’a pas suivi le parcours classique d’un Sartre (Normale sup, puis l’agrégation). Il ne collait pas à l’idée qu’on se fait traditionnellement du philosophe. Et il a obstinément refusé de se laisser ranger dans un camp, à une époque où la bipolarisation de l’opinion avait élevé le manichéisme de l’esprit partisan au rang de religion. Difficile de s’identifier à quelqu’un qui, lui-même, ne s’identifiait à aucune idéologie, aucune doctrine.

 » Camus, philosophe pour classes terminales « , grinçait l’écrivain Jean-Jacques Brochier dans les années 1970.

Outre le mépris que transpire cette formule – les élèves de terminale (NDLR : l’équivalent de notre sixième secondaire) ne sont pas bêtes ; d’ailleurs, je leur fais étudier les textes des plus grands philosophes : ces derniers sont donc tous des  » philosophes pour classes terminales  » ! -, elle est la plus parfaite illustration d’un double malentendu qui a la vie dure. Concernant Camus, d’abord : ses détracteurs ont mis un point d’honneur à lui fabriquer une réputation d’idéaliste aux mains pures, aveuglé par un indécrottable pacifisme qui l’aurait rendu incapable d’accepter les nécessités de l’histoire. Grossière falsification. Dans sa première réponse à Emmanuel d’Astier de La Vigerie, il le dit :  » Ce n’est pas me réfuter en effet que de réfuter la non-violence. Je n’ai jamais plaidé pour elle. […] La violence est à la fois inévitable et injustifiable. […] J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes.  » On peut difficilement faire plus clair.

Camus s’est obstiné à rappeler le coût humain des fantasmes du Grand Soir.

Mais il a dit lui-même :  » Je ne suis pas philosophe.  »

Camus fait référence à une idée très précise et réductrice de la philosophie :  » Je ne crois pas assez à la raison pour croire à un système.  » Comme Kierkegaard avant lui, il a interrogé les limites des systèmes philosophiques. Et pensé, à une époque où l’on a tué par millions au nom de la logique, le basculement pathologique de l’esprit de système en dogmatisme meurtrier : si le réel contredit l’idéologie, c’est le réel qui a tort, et on le torturera jusqu’à ce qu’il se plie à l’idée. Cela nous amène au deuxième aspect du malentendu évoqué plus haut, et qui concerne la philosophie elle-même : pourquoi le philosophe ne pourrait-il être que celui qui produit un système philosophique ? Socrate, figure tutélaire de la discipline, est pourtant célèbre pour n’avoir produit aucune oeuvre et pour avoir eu la sagesse de reconnaître son ignorance ! Philosopher, c’est d’abord s’étonner. Chaque fois que les certitudes dogmatiques cherchent à s’imposer, de quelque manière que ce soit, le rôle du philosophe consiste, me semble-t-il, à réinjecter des points d’interrogation dans des esprits perclus de points finaux.

Est-ce justement parce que Camus tentait sans cesse de se frayer un chemin entre les extrêmes qu’on en a fait un penseur  » tiède  » ?

Incontestablement. Un contresens de plus. La  » mesure  » camusienne est le contraire de la tiédeur. Elle est une exigence et un combat intérieur permanent, une pure tension entre les extrêmes auxquels il serait tellement plus facile de s’abandonner, comme on se laisse glisser dans un bain chaud. Dans L’Homme révolté, Camus écrit :  » En 1950, la démesure est un confort, toujours, et une carrière, parfois.  »

Camus était-il un penseur du réel plus que de l’abstraction ?

Camus va du réel à l’idée, et non l’inverse. A 17 ans, il découvre qu’il est atteint de la tuberculose : c’est une manière assez radicale de prendre conscience de sa mortalité, et de commencer à penser l’absurde. Quant à sa conception de la révolte, elle prend racine dans sa propre expérience de la Résistance. C’est quand l’idée de l’homme est remise en question qu’on saisit, en deçà de toutes nos divergences, l’essentiel qui nous unit :  » Je me révolte, donc nous sommes.  » En 1949, Camus a su faire le bon diagnostic :  » L’Europe souffre ainsi de meurtre et d’abstraction. Mon opinion est qu’il s’agit de la même maladie.  » La maladie de ceux qui légitiment le meurtre au nom d’une juste cause depuis leur bureau parisien. Pensons à Sartre qui, dans sa préface aux Damnés de la terre, de Frantz Fanon (NDLR : essai sur le colonialisme), change les êtres de chair en éléments abstraits d’une équation implacable :  » Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups : supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre.  » Il est si facile d’être un mathématicien de la mort quand on n’est pas celui qui appuie sur la gâchette…

Albert Camus s'est toujours défendu d'être existentialiste.
Albert Camus s’est toujours défendu d’être existentialiste.© KURT HUTTON/GETTY IMAGES

Faut-il lire l’oeuvre de Camus comme une trilogie inachevée : l’absurde, la révolte et, enfin, l’amour ?

Camus évoque ces trois cycles dans ses Carnets, mais il s’agit plutôt de fils qui s’entremêlent. Dans Noces, l’un de ses premiers livres, où il célèbre la vie et fait profession de jouisseur, l’amour côtoie une révolte où  » dormait un consentement « , et la nature, solaire et délicieuse, est sans consolation :  » Tout ce qui exalte la vie accroît en même temps son absurdité.  » Cette richesse thématique, il la filera tout au long de son oeuvre, jusqu’au Premier Homme. L’absurde mis en évidence dans Le Mythe de Sisyphe n’est pas une  » philosophie « , comme on le dit parfois, mais une étape à franchir. Dans un monde déserté par les dieux, la conclusion logique n’est pas le suicide, mais la célébration de la seule vie qui nous soit donnée, et le renoncement aux arrière-mondes :  » Car l’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation, écrivait-il déjà dans Noces. Et vivre, c’est ne pas se résigner.  » Le monde n’est pas fait pour nous. A nous de nous y faire. Il n’offre aucune nourriture pour satisfaire le besoin de sens qui taraude le coeur des hommes : c’est donc à eux qu’il incombe de créer ce sens par leurs actions.

Sur ce point, au moins, Sartre et lui pouvaient s’entendre !

Camus s’est toujours défendu d’être existentialiste. Mais certains textes que Sartre a écrits dans les années 1940 possèdent des accents étonnamment camusiens. Les deux penseurs ont fait des constats similaires. C’est sur les conclusions à en tirer que leurs routes se sont séparées.

 » Il a fallu se forger un art de vivre en temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’oeuvre dans notre histoire « , écrit-il dans son discours de réception du Nobel. Au fond, ce que nous préférons chez Camus, dans notre présent de convulsions sociales, n’est-ce pas son refus lumineux du nihilisme ?

Camus pointe les dangers du nihilisme en connaissance de cause : sa génération s’est abandonnée à la tentation de la négation généralisée. Il s’en est distancié en comprenant que le désordre ne suffit pas à faire une politique, et qu’on ne peut lutter contre l’injustice par l’injustice, parce que  » moins par moins  » n’a jamais fait  » plus  » dans le réel. Celui qui élève la destruction au rang de fin en soi oublie ce qui a présidé à sa propre révolte, le  » oui  » initial qui affirme les valeurs qui l’animent. Détruire un McDo ou une vitrine de banque peut être grisant pour l’ego, mais n’affaiblit en rien le capitalisme – cela met juste quelques employés au chômage technique. Camus s’est obstiné à rappeler le coût humain des fantasmes romantiques du Grand Soir. Il ne croyait pas aux révolutions définitives, car les grandes avancées historiques n’ont jamais été le fruit d’un coup d’éclat, mais d’une lutte interminable, où l’on arrache, dans la sueur et le sang, les quelques nuances qui diminueront arithmétiquement les malheurs de ce monde.

Vous qui aimez commenter l’actualité, pensez-vous souvent à ce que Camus aurait dit ou pensé de notre société ?

J’essaie de la comprendre, surtout. Et je déplore aujourd’hui la même absence de dialogue, le même essentialisme qui caractérisaient la société de Camus. On était bourgeois ou bolchevique, on est désormais facho ou  » gauchiasse « . Son siècle était celui de la terreur. Le nôtre est celui de l’intimidation. Entre les deux, la différence ne me semble pas de nature, mais de degré. Nous n’avons toujours pas retrouvé le sens du  » commun « , ce terrain d’entente qui transcende les désaccords tout en les rendant possibles, et sans lequel l’idée même d’humanité s’effondre. On voit les polémiques se succéder et saturer les médias, parfois au détriment de l’information, et on finit par s’y habituer, alors qu’on devrait s’en inquiéter :  » Quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir, écrivait Camus. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes.  »

(1) Editions de l’Observatoire, 2018.

L’abécédaire d’un humaniste

Restituer l’homme, dans son épaisseur humaine, charnelle et intellectuelle, c’est toute l’ambition — réussie — de L’Abécédaire d’Albert Camus (1) que publient les éditions de l’Observatoire sous la direction de Marylin Maeso. De page en page, la conversation s’engage avec celui qui choisit très tôt les chemins de la liberté, ceux de son enfance, au bord de la Méditerranée ; ceux, plus tortueux, de son xxe siècle balafré, où les enfermements doctrinaires et les assignations identitaires guettaient, en embuscade. Camus l’Algérien aimait le soleil tremblant de la  » pensée de midi « , non pas celle d’un Claudel irradié de transcendance, mais celle, simple et brave, qui tâche de résister à l’aplomb de deux précipices : le cynisme politique et le renoncement complice. Il incarnait, sans jargon grandiloquent, un humanisme trempé dans le sang de son siècle. Il avait compris l’essentiel, sans besoin pour cela de bâtir un modèle conceptuel où lustrer son ego.  » Le monde n’est pas raisonnable […]. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.  » Comment mieux dire l’aventure humaine ?

(1) En librairie le 8 janvier.

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