Cambodge Le cri des victimes

A Phnom Penh, plus de 15 000 personnes ont péri au centre S-21, dirigé par le responsable khmer rouge Duch. A son procès – le premier, trente ans après la tragédie – les familles font exploser leur douleur et leur colère.

CORRESPONDANCE

Cambodgiens ou non, ceux appelés depuis quelques semaines à déposer au procès de Duch partagent quelques points communs. Tous ont perdu au moins un proche à S-21, l’antre de la mort que dirigeait ce Khmer rouge. Tous se sont constitués parties civiles – une première dans un tribunal à caractère international, destiné à juger des crimes contre l’humanité. Enfin, et surtout, tous partagent un courage, une force et une détermination rares.

Ils sont une vingtaine seulement, sur moins de 100 parties civiles, à avoir accepté d’être entendus, à avoir surmonté leur peur. Bien peu, en somme, pour évoquer le sort des quelque 17 000 victimes recensées à S-21.

La vie de ces parents de suppliciés a été hantée par une quête sans fin. Tout d’abord, retrouver la trace de l’être aiméà Quand une chape de plomb a recouvert le Cambodge, en 1975, les proches de Raingsi Tioulong, exilés en France, tentent tout pour retrouver celle qui n’a pas voulu quitter Phnom Penh, explique l’une de ses s£urs, Antonya. Les membres de la famille frappent aux portes d’organismes internationaux, et se font duper par des escrocs qui promettent de la sauver. Antonya se lance même, en 1979, dans une grève de la faim d’une dizaine de jours à la pagode bouddhiste du bois de Vincennes, à Paris, afin d’attirer l’attention des autorités françaises sur le sort des réfugiés cambodgiens.

Peu après, la France leur ouvre davantage ses portes.  » J’ai compris plus tard que j’avais mené cette action pour ma s£ur, explique-t-elle. Je souhaitais qu’elle soit parmi les réfugiés. C’était ma façon de l’aider comme je le pouvais. Je ne savais pas alors qu’elle avait déjà disparu. « 

Une fois déçue l’attente des retrouvailles, une autre quête tout aussi obsédante attend les proches des victimes : débusquer la moindre information pour reconstituer le parcours des leurs. Traquer la vérité et imaginer le pire, jusqu’à l’éc£urement. La souffrance ne s’estompe pas avec le temps, d’autant que l’absence de sépulture empêche le travail de deuil :  » A ce jour, nous n’avons toujours pas de corps, pas de restitution de corps de [mon mari] Ket « , clame d’une voix ferme Martine Lefeuvre, une Française.  » Je n’ai pas de papiers des autorités cambodgiennes, poursuit-elle. Et le résultat, pour moi, est une faillite humaine totale. Je suis venue devant ce tribunal pour demander justice. Justice pour ce crime barbare. « 

Le sentiment d’incompréhension face à l’extermination sauvage et brutale d’innocents, victimes d’un régime en proie à un délire paranoïaque, revient comme un leitmotiv dans tous ces témoignages. Comme celui de Robert Hamill, un Néo-Zélandais. Peu après l’annonce de la mort à S-21 de son frère navigateur, Kerry, articule-t-il avec difficulté, un autre de ses frères s’est suicidé. Et leur père a  » perdu la capacité de fonctionner « . Hamill se tourne vers l’accusé :  » Duch, il y a des moments où j’ai voulu vous écraser, pour reprendre vos mots, de la même manière que vous avez écrasé tant d’autres. Je vous ai imaginé les chevilles entravées, affamé, fouetté, frappé brutalement.  » Il s’interrompt, puis reprend en haussant la voix :  » Brutalement ! Je vous ai imaginé […] être forcé de manger vos propres excréments, vous noyer et votre gorge tranchée. J’ai voulu que ce soit votre expérience, votre réalité. J’ai voulu que vous souffriez de la même façon que vous avez fait souffrir [mon frère] Kerry et tant d’autres. Cependant, si une partie de moi ressent cela, j’essaie de tourner la page. Cette procédure y participe, merci pour cela. Aujourd’hui, dans le prétoire, je vous envoie le poids écrasant de ces émotions – la colère, le chagrin, la douleur. Et je place cette charge sur votre tête. C’est vous qui avez créé ce fardeau, que personne ne mérite. C’est vous qui devriez le porter, et non les familles des gens que vous avez tués. « 

Ces proches sont venus, disent-ils, restaurer la dignité de leurs êtres chers, et leur rendre une humanité. Ils produisent en audience des photos vieillies de temps heureux à jamais abolis.  » Pour donner au prisonnier n° 17 un visage « , explique ainsi une femme, Phung-Guth Sunthary, au sujet de son père. D’autres invoquent les âmes des défunts, tel Sa Vandy, instituteur à la retraite, qui déclame, avec un ton incantatoire :  » Frère Pon, je crois véritablement que tu es là et que tu écoutes les débats de cette Chambre. Cet après-midi, je prie pour que tu sois ici, pour que tu participes aux débats de manière à entendre et voir : j’ai essayé que justice soit rendue pour les actes criminels que tu as subis. Que ton âme puisse reposer en paix ! « 

Parfois, l’éloquence des parties civiles se perd dans les méandres de la traduction, car le tribunal fonctionne en trois langues. Le khmer est maladroitement traduit en anglais, puis, à partir de cette langue, une version française est établie. Au final, des citations en partie amputées, voire des erreurs d’interprétation et de sens vident certains débats de leur substance.

L’accusé, quant à lui, répète inlassablement qu’il ne cherche pas à se soustraire à la colère de ses pairs et souligne l’importance à consigner la voix des victimes dans les archives de ce procès pour l’histoire. Mais il demeure inexpressif et impénétrable, laissant les parties civiles avec leurs questions torturantes.

Le procès touche à sa fin, mais aucun verdict n’est attendu avant le début de 2010. Parmi les avocats des parties civiles, certains veulent croire que ce concert de voix déchirantes saura influer sur la décision des juges quant à la sévérité de la peine à infliger à Duch.

STÉPHANIE GÉE

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