Cahuzac contre Cahuzac

Le Saint-Just de la fraude, le pourfendeur des puissants savait de quoi il parlait. Ceux qui découvrent aujourd’hui sa duplicité sont effarés d’avoir côtoyé ce Janus durant tant d’années.

L’un de ses amis, lors-qu’il les comptait encore nombreux, l’avait prévenu, sitôt publiées les informations de Mediapart :  » Tu peux ne pas dire toute la vérité, mais surtout, tu ne mens pas.  » Jérôme Cahuzac avait paru convaincu :  » Tu as raison. C’est ce que je vais faire.  » Un mois plus tard, lors de la cérémonie des voeux aux journalistes, à Bercy, le 23 janvier, le ministre délégué au Budget prend à part un patron d’un quotidien et le remercie à plusieurs reprises de  » tenir une ligne éditoriale équilibrée, loin du sensationnalisme des autres « .  » Je vais me battre, j’ai mon honneur !  » poursuit Cahuzac, devant un interlocuteur incrédule.

A un chef d’entreprise qui l’appelle sur son téléphone portable, fin février, il paraît étonnamment disert et insouciant, à mille lieues de l’homme traqué qu’il est en réalité. Quelques jours avant son rendez-vous du 2 avril chez le juge, Cahuzac s’affiche dans la salle de sport de l’Assemblée, où il est venu boxer. A ses côtés, sa compagne et sa fille.  » Il a exposé deux personnes qui lui sont chères, alors que le tsunami médiatique allait déferler !  » s’étonne encore un élu socialiste :  » Pour moi, ce type est totalement schizophrène. Il est le fraudeur qui combat durement la fraude, le coupable qui se conduit avec le panache de l’innocent – un vrai, grand, malade.  »

Tous, Jérôme Cahuzac les a abusés de manière similaire : en donnant des gages contre lui-même.  » Par exemple, raconte un membre de son cabinet, alors qu’il y avait des rumeurs de collusion avec les laboratoires pharmaceutiques, chaque fois qu’on pouvait s’attaquer à un labo, il nous encourageait, il nous disait : « Allez-y, il y a du gras ! »  » Les soupçons d’évasion fiscale ?  » Il a durci les mesures contre la fraude, s’est engagé à fond dans cette lutte, avec un courage qui nous impressionnait. Jamais il n’a retenu notre bras, jamais il ne nous a demandé de mettre un pied sur le frein.  » Le jour où le ministre annonce à son équipe qu’il démissionne, il leur propose d’user de son entregent pour les aider à retrouver une place, avec l’assurance d’un homme qui n’a rien perdu de son pouvoir d’influence. Certains, sans oser lui poser la question, s’étonnent que la plainte contre Mediaparttarde tant à être déposée ; Cahuzac rassure son cabinet, affiche sa détermination, réaffirme son innocence. L’aveu de sa culpabilité laisse ceux-là anéantis, détruits, dévastés :  » Une trahison inouïe, insupportable. Je l’ai cru, simplement, pleinement. Vis l’enfer. Suis en miettes « , répondra un ex-collaborateur par SMS pour refuser la demande d’entretien.

Jérôme Cahuzac va dormir enfermé dans sa voiture

Jusqu’au bout, Cahuzac donne le change. Fin mars, alors que Claude Bartolone est en déplacement officiel au Mali, son téléphone sonne, à plusieurs reprises. En ligne, le ministre démissionnaire veut savoir quelle procédure lui permettra, s’il le décide, de réintégrer les bancs du Parlement. Le président de l’Assemblée lui explique qu’il n’a rien à faire :  » Tu attends un mois ; le 19 avril, tu reviens, c’est tout.  » Un autre coup de fil le confirme à Bartolone : le député du Lot-et-Garonne (sud-ouest de la France) ne lâche pas son fauteuil. Les deux hommes se donnent rendez-vous le mardi 2 avril à 19 heures pour en discuter. Bien sûr, le rendez-vous ne sera pas honoré… A ce moment-là, il n’est question ni d’aveux publics ni des 600 000 euros reconnus par Cahuzac. A fortiori, on est loin des 15 millions que Cahuzac aurait cherché à placer en 2009 auprès d’une banque privée helvétique : le quotidien zurichois qui a publié cette information le 6 avril affirme que le Français a fourni à l’établissement un  » certificat fiscal falsifié « .  » Cette thèse n’est pas crédible sur le plan du bon sens « , a répondu Jean Veil, le nouvel avocat de Cahuzac.

Fin mars, ses amis proches l’encouragent encore à revenir à l’Assemblée :  » Pour nous, il était innocent, donc il n’y avait aucune raison qu’il renonce à son mandat.  » Certes, ils ont bien vu que  » Jérôme se faisait un mouron d’enfer pour une histoire d’enregistrement, un truc de corne-cul monté par son adversaire politique « .  » On lui disait : « Ecoute, Jérôme, pourquoi tu te mets dans cet état ? On s’en fout de ce truc, puisque ce n’est pas toi ! Ça va s’arranger. » Il partait dans des explications compliquées, ce que les gens allaient croire, ce que les Français allaient penser… Mais il répétait qu’il était innocent, et ça nous suffisait.  » Le 2 avril, alors qu’il s’apprête à publier ses aveux sur son blog, Cahuzac appelle son ex-directeur de cabinet à la mairie de Villeneuve-sur-Lot, Yannick Lemarchand, pour le prévenir qu’il va lui envoyer un texte à mettre en ligne :  » Ne t’inquiète pas « , lui lance-t-il, sans l’avertir du contenu des lettres.  » Ne doute jamais de moi « , lui avait-il déjà demandé par SMS, le 4 décembre, quelques heures avant les révélations de Mediapart. Il s’excusera un peu plus tard, toujours par SMS.

Des textos, il en a envoyé des centaines, presque toujours le même :  » Excuse-moi.  » Pour échapper à la traque médiatique, il a quitté Paris, pris en main par Jean Veil et Anne Hommel, ex d’Euro RSCG (voir page 70). Ce sont eux qui lui ont recommandé le silence, c’est à leur demande qu’il n’a prévenu personne. Jean Veil ne regrette pas cette décision :  » Dans ce climat d’hystérie, j’espère que son opérateur téléphonique n’a pas résilié sa ligne !  » Réfugié dans le Sud-Ouest, Cahuzac se présente chez un ami qui lui claque la porte au nez – voleur, menteur. Pire qu’un paria, un judas. Dans sa fuite, il pousse la porte d’une pharmacie, qui refuse de le servir. Cette nuit-là, l’ex-étoile de Bercy va dormir… enfermé dans sa voiture.

Dominique Lefebvre, député PS du Val-d’Oise, Jean Glavany, député PS des Hautes-Pyrénées, Guy Carcassonne, le constitutionnaliste : ces fidèles gèrent l’urgence,  » le jour le jour « . Ils redoutent  » une connerie « , alors que Jérôme Cahuzac théorise froidement, au téléphone, les manières d’en finir. Dans un sursaut d’orgueil, il évoque, de nouveau, un retour dans l’Hémicycle.  » Evidemment qu’il ne va pas remettre les pieds à l’Assemblée ! s’insurge un très proche. Ce type est conspué, traqué, injurié, il est à terre et cherche juste une raison de ne pas se flinguer… Il sait bien que c’est impossible ! Il a fait une énorme connerie, il va la payer, il la paie déjà. Personne n’imagine ce qu’il vit.  »

A la commission des Finances, il multipliait les investigations

Certains, en revanche, commencent sans doute à imaginer ce que Cahuzac pourrait leur faire vivre, à eux aussi. Président de la commission des Finances de février 2010 à juin 2012, l’élu du Lot, tranchant avec son prédécesseur, multipliait les investigations, demandant au ministère des Finances, comme il en avait le droit, les dossiers fiscaux de personnalités, parmi lesquelles l’intermédiaire Ziad Takkiedine, l’ancien patron du Medef Ernest-Antoine Seillière, l’homme d’affaires Maurice Bidermann… Jérôme Cahuzac se fait aussi communiquer la  » liste des 3 000 « , qui recensait les clients français, principalement de HSBC, mais aussi de l’UBS, possibles fraudeurs du fisc. Son nom n’y figurait pas. Deux ans plus tard, en décembre 2012, juste après les pre- mières révélations de Mediapart, les membres les plus exaltés de l’entourage du ministre menaçaient, de manière à peine voilée, ceux de ses amis politiques qui  » lâcheraient Jérôme  » un peu trop vite :  » On n’hésitera pas à sortir ce qu’on a. Et des trucs, on en sait : à Bercy, au Budget, on a eu l’occasion d’en apprendre…  » Tout le monde s’est approché pour voir l’homme à terre. Certains pour vérifier qu’il ne porte pas, sous sa veste, une grenade dégoupillée. Ceux-là continuent de retenir leur souffle…

ELISE KARLIN, AVEC LE SERVICE FRANCE

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