Rosanne Mathot

Cache-cache avec Couche-Couche

Ambiance bayou, lorsqu’un alligator fuyard et ses propriétaires inquiets font nuitamment irruption au Geyser, situation inédite qui réclame la présence de la patronne.

 » Dis donc ma cocotte, t’aurais pas pris du bide, ces jours-ci ?  » ahanait le grand Noir albinos, dans la cuisine du Geyser, tout en tirant de toutes ses forces sur les bras collants de la grosse dame bouchant la fenêtre. Il était trois heures du matin. Bruxelles ondulait sous les cuivres de la Petite Fleur de Sydney Bechet, dans une touffeur moite (1).

 » C’est comme ça qu’tu parles aux ladies, White Jake ?  » lui répondit hargneusement Big Bunny, irrémédiablement coincée.  » Tu crois que j’chuis comme tes strip-teaseuses qui t’font gonfler la canne, ou quoi ? Tire, mon gars, tiiiiire !  »

 » Dawling, si j’avais su que nos vacances à Bruxelles prendraient c’te tournure, j’chrais resté à la Nouvelle-Orléans !  » ricana White Jake.

Big Bunny, son mètre 55 et ses 145 kilos, incapable de bouger d’un pouce, affichait une expression à la fois placide et butée. Botero en aurait été fou.

 » Dis, il est safe, notre alligator ? Il va bien, Couche-Couche ? (2)  »

 » Pas vu, pas pwis, chewie…  »

Alors, Bertrand, le cuisinier mélancolique du Geyser, avachi ivre mort sur un cubis de vin dans la cuisine, se réveilla en sursaut, la cervelle embuée par la biture qu’il venait de se mettre, à l’issue du JT (3) tragique de la veille. D’un oeil brumeux, il avisa les intrus : d’abord le Noir à la peau blanche, ensuite, la corpulente matrone gesticulant à cheval sur l’appui de fenêtre et, enfin, l’alligator immense grondant sur le carrelage. Terrassé d’effroi, retranché sur la table comme un naufragé, Bertrand saisit son gsm et appela sa patronne. Peu après, équipée de bottes de pêcheur et d’un grand filet de pêche, canot sur le dos, la patronne en question écumait le Geyser, pistant l’alligator qui, de sa grosse queue, défonçait le café sur son passage, atomisant canalisations, meubles… tout.

Le Geyser était devenu bayou, immensité convulsive où l’on se déplaçait à présent à bord d’un canot pneumatique, sous des nuées de moustiques. Vers cinq heures, l’inquiétude devint générale. A 5 h 12, ce fut le découragement. A 5 h 20, la patronne, délaissant le canot, sauta bravement d’îlot en îlot, le pied glissant sur les épinards-varechs de Bertrand. Puis, au milieu des flaques, des rideaux et des vitrages déchiquetés, la brune repéra enfin le reptile qu’elle assomma d’un coup de rouleau à pâtisserie, avant de l’emmailloter dans son filet. L’animal semblait mort. On l’étendit sur une banquette. Big Bunny (enfin libérée) le câlina, le gifla, l’embrassa, le lissa comme un drap flasque. Et puis, enfin, Couche-Couche ouvrit sur le Geyser ses beaux grands yeux cuivrés.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer, à 20 h 15, sur la Une…

(1) Du 17 juin au 2 septembre prochain, le Brussels Bayou Orchestra se produira à la Pianofabriek de Saint-Gilles.

(2) Le 31 mai dernier, un alligator horrifia une habitante de Floride, en pénétrant dans sa cuisine.

(3) Le 3 juin, onze djihadistes ont été condamnés à mort, en Irak. La femme de Bertrand, radicalisée, en faisait peut-être partie.

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