Bruxelles, ma belle étrangère

Quarante-cinq nationalités s’y côtoient, trois Bruxellois sur dix sont d’origine étrangère et elle abrite 700 missions diplomatiques. Une capitale multiculturelle ou une cité où coexistent ghettos ethniques, sociaux et culturels ?

Tendez un crayon et une feuille blanche à un Bruxellois et demandez-lui de schématiser Bruxelles. Il dessinera souvent un grand rond traversé d’une ligne droite, courant à peu près du nord au sud. Elle marque une frontière invisible mais présente dans de nombreux esprits, séparant les quartiers populaires du nord-est de ceux du sud-ouest, réputés plus bourgeois (1). Une division qui incarne la coexistence de différences sociales toujours très marquées.

Une récente étude d’Inter-Environnement Bruxelles (2) montre ainsi qu’un enfant né à Molenbeek vivra cinq à six ans de moins qu’un enfant né à Uccle. Pas besoin de telles études pour mesurer le fossé qui sépare les conditions de vie d’un quartier à l’autre. Il suffit de les traverser : les inégalités sautent aux yeux à mesure qu’on change… de monde. Mais à la différence de ce qui peut se passer dans d’autres villes aussi cosmopolites, le repli sur soi n’est pas une fatalité.  » A Bruxelles plus qu’ailleurs, des classes sociales très différentes se côtoient sur de très courtes distances, relève Mathieu Van Criekingen, enseignant chercheur à l’Institut de gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire (ULB). Du coup, les possibilités d’interaction entre milieux différents sont plus fortes. « 

C’est une particularité parfois mal ressentie. Barbara G., une Allemande installée depuis peu dans la capitale de l’Union, avoue éprouver un sentiment d’insécurité inconnu, dit-elle, dans une ville comme Berlin. Mathieu Van Criekingen :  » Si la violence sociale est indubitable à Bruxelles, des garde-fous canalisent les tensions et empêchent les explosions d’envergure comme en ont connu de grandes villes européennes, en France ou en Grande-Bretagne. Au premier rang, un extraordinaire tissu associatif.  » Mais aussi une spécificité belge : grâce au vote ouvert aux étrangers, Bruxelles possède le plus haut niveau de représentants des populations d’origine immigrée dans les assemblées d’élus. De nombreux résidents étrangers participent à la vie de la cité.

Ils sont les héritiers d’une longue tradition d’ouverture, comme le soutient Roel Jacobs, juriste féru d’histoire et bruxellois néerlandophone :  » Dès le Moyen Age, les successions de cours princières française, espagnole, allemande ou hollandaise drainent nombre de familles étrangères qui se fixent dans la ville. Ces mouvements de populations favorisent les échanges et le développement d’une industrie du luxe qui s’exporte dès le XVe siècle. Pendant qu’à Bruxelles tous les acteurs de la vie culturelle jonglent entre néerlandais, français, espagnol ou italien… « 

Quelques siècles plus tard, dès 1960, le gouvernement fait massivement appel à la main-d’£uvre étrangère pour faire tourner la machine industrielle. Ouvriers espagnols, italiens, grecs, marocains et turcs s’installent autour des gares, dans les quartiers populaires et industriels.  » Aujourd’hui, explique Andrea Rea, professeur de sociologie à l’ULB et coauteur d’un livre consacré à Bruxelles (3), ces immigrés et leurs descendants sont intégrés dans l’espace urbain et la société. Leur présence n’est plus contestée ou illégitime, mais elle n’est pas encore véritablement reconnue. C’est particulièrement le cas lorsqu’il est fait référence à leur identité religieuse, surtout pour les musulmans. « 

Cols blancs contre cols bleus

On ne peut évoquer la diversité bruxelloise sans parler des autres immigrés, qu’on appelle plus volontiers  » expatriés « , arrivés dès l’installation à Bruxelles des institutions européennes, de l’Otan et d’une cohorte de sociétés internationales.  » Ils vivent quasi en vase clos, souligne le géographe Van Criekingen. C’est col bleu versus col blanc et le mélange se complique aussi entre nationalités : le fonctionnaire européen polonais et l’ouvrier polonais, le président de la Commission européenne et son compatriote portugais venu travailler sur un chantier… « 

Les élargissements successifs de l’Union ont provoqué une avalanche d’arrivées en provenance d’une grande diversité de pays.  » Contrairement aux migrants classiques qui s’installent dans le pays, veulent s’intégrer dans la société et transforment la ville, constate Andrea Rea, ces nouveaux arrivants sont dans une logique de fluidité. Telles des billes de mercure, ils viennent et vont, mais glissent sur la réalité bruxelloise sans vraiment y plonger.  » Et font peser sur Bruxelles ce que Mathieu Van Criekingen appelle le risque de  » gentryfication  » : un risque d’embourgeoisement qui, par effet domino et à cause de la pression des prix de l’immobilier, chasse les plus démunis.  » Mais les Bruxellois de la classe moyenne ont également tendance à se rabattre sur des quartiers populaires, qu’ils réinvestissent de plus en plus.  » Non sans heurts, parfois, comme on l’a vu à Molenbeek voici quelques mois, lorsque des sociétés branchées ont déménagé avec fracas en stigmatisant l’insécurité dans la commune.

C’est que les tensions sociales et économiques menacent d’exploser, sans le soutien d’une politique de justice sociale qui investirait suffisamment dans la construction de logements sociaux sans distinction de communes, un meilleur contrôle des loyers, un enseignement de qualité pour tous… Le vivre ensemble est à ce prix.

(1)  » Jeunes en ville, Bruxelles à dos « , Association Samarcande.

(2) www.ieb.be/PLOUFUn-pave-dans-le-canal. Voir aussi le rapport sur l’état de la pauvreté en Région de Bruxelles-Capitale, Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale (www.observatbru.be).

(3)  » Bruxelles, ville ouverte « , Andrea Rea, Marc Swyngedouw et Pascal Delwit. L’Harmattan, 2007.

FANNY VILLEDIEU

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