A plein régime, Brel enchaînera souvent deux cents concerts, souvent intenses, à l'année. © tirées du coffret

Brel crescendo

Un coffret de quatre CD/DVD consacre le génie scénique absolu du bruxellois, à Knokke 1963 et lors de ses adieux à l’Olympia. Malgré ou grâce à un répertoire qui sent volontiers la vieille Belgique.

Brel et son spleen mono- maniaque ? Les familles sombres et dysfonctionnelles, les intérieurs contrits, l’amour forcément en fuite, la Belgique examinée sous toutes ses (vieilles) coutures de pays naphtaliné par manque d’orgueil. Oui, une large partie du répertoire de Brel a le goût d’une madeleine quasi célinienne – sans l’option politique nauséabonde – d’un xxe siècle, en son mitan désuet et tragique. Ou d’un de ces films graves d’Ingmar Bergman où interviendrait la zwanze. Un truc forcément en noir et blanc avec un  » ciel si gris que le canal s’est pendu « . Oui, Jacky a pondu une sacrée série de chansons cruelles, distanciées et le plus souvent tournées en comédies sucrées- salées : l’impasse vitale qui paralyse Les Vieux, l’air viscéralement démodé de Bruxelles et cette religion invasive qui dessine la rigidité spirituelle des Bigotes.

Le monde ne sait pas où est la Belgique ! C’est un problème microscopique.

Mais Brel (1929 – 1978), fils de bourgeois boy-scout du début des années 1950 dans les cabarets parisiens, va peu à peu se transformer. Et même plus spectaculairement que chez Kafka. Débarrassant ses chansons du trop-plein d’observations au premier degré, le répertoire que Brassens baptise initialement celui de  » l’abbé Brel « . En quelques années, celui qui s’imagine d’abord compositeur, proposant ses chansons à autrui, va se rendre compte qu’il va devoir aller perso au charbon. Enchaîner les apparitions chaque soir dans trois, quatre, cinq cabarets parisiens, à se faire suer le burnous pour deux francs six sous, et apprendre le métier. Le fait de monter au front dans de dures conditions jouera plus tard, lorsque Brel, à plein régime de succès, enchaînera facilement deux cents concerts à l’année. De la France au Liban en passant par de prestgieuses salles anglo-saxonnes comme le Royal Albert Hall londonien ou le Carnegie Hall new-yorkais.

Brel crescendo
© tirées du coffret

Degré d’humidité

Comme l’ensemble du coffret (1), la matière audio-vidéo a été restaurée, en 2017. Soit les concerts du 23 juillet 1963 au Casino de Knokke et ceux des adieux à l’Olympia, les 28 et 29 octobre 1966, déclinés ici en deux CD et autant de DVD. On avoue un faible pour la version filmée, d’ailleurs réalisée avec les moyens de ce qui était alors la RTB (Knokke) et puis via des cameramen comme Jean Roch, Stéphane Adam et Jean-Claude Neckelbrouck, présents à l’Olympia, qui feront aussi une belle carrière dans le service public belge. Fidélité au vieux pays pour celui qui habite en France depuis le début des années 1950 ? En tout cas, à trois ans de distance, les prestations à la mer du Nord et à Paris sont de facture différente. Celle de Knokke, onze titres, privilégie le cadre sur Brel, négligeant ses quatre accompagnateurs. Ce qui peut paraître un rien fané dans la version audio devient en pellicule comme un retraité shooté d’une massive adrénaline. La différence, c’est que Brel la contrôle, la joue et la théâtralise. De ce qui peut sembler poussiéreux en matière d’ambiances ( La Fanette, Mathilde, Quand on a que l’amour), le chanteur, qui a alors 34 ans, semble comme envoûté.

Et ce qui peut évoquer la transe – celle qui navigue des musiques africaines à Presley – prend encore un degré d’humidité supplémentaire aux concerts d’adieu à l’Olympia (2). Comme à Knokke, il s’agit ici de noir et blanc en format 4/3 mais le film d’une heure de Philippe Marouani dispose de cinq cadreurs, qui donnent davantage de jus visuel aux seize chansons. D’autant qu’au quatuor de base piano-accordéon-basse-batterie, l’instrumentation de l’Olympia ajoute les formidables ondes Martenot et, carrément, le grand orchestre de François Rauber, impérial ( Ces gens-là). La voilure des morceaux gonfle au fil des titres et Brel se métamorphose physiquement, glanant des grimaces de derviche et une transpiration qui renverrait Johnny au rang de moussaillon.

Brel crescendo

L’art du crescendo de l’amiral Brel culmine à la onzième chanson, le plus grand moment scénique de sa carrière. Cet Amsterdam carnassier, impie et sexué. Où celui qui a décidé de quitter le tour de chant l’année suivante incarne un moment inoui. Où l’on dézoome de la  » chanson française  » à une musique qui s’annonce éternelle. Avec aussi un talent comique, celui  » qui écoute pousser ses cheveux  » sur Les bonbons 67, à la fois transcendant et conservateur. Le mec finit trempé, heureusement lessivé avec, sans doute, un gros boulot d’amidon à faire ensuite pour récupérer le col de chemise. Et puis, à l’Olympia, il y a ce retour des coulisses après le concert, face à un public extatique. En peignoir, lâchant la phrase définitive :  » Cela justifie quinze années d’amour.  » Tu parles, Jacques.

En roue libre

L’intérêt du coffret tient aussi à l’interview d’une demi-heure filmée à Knokke en juillet 1971. Brel y apparaît en gros plan et en couleur, très à l’aise, clopant avidement entre deux aphorismes. Qu’il manie avec gourmandise et abus textuels qui ne dédaignent pas l’emporte-pièce. Exemples :  » On raconte ce que l’on rate « ,  » le talent c’est avoir l’envie de faire quelque chose, y compris l’homme qui veut savourer complètement un homard « ,  » l’art, je ne sais pas ce que c’est « ,  » l’amitié, c’est un exercice de très grande mauvaise foi « ,  » pisser, c’est un mot français, c’est joli, cela siffle « .

Brel en roue libre, dans ses délires domestiques et visions cosmiques : marrant, déconcertant, philosophe plus ou moins inspiré, ne renonçant jamais vraiment à enfoncer l’une ou l’autre porte, fût-elle déjà quasi ouverte. Ce qui est bien avec Brel le causeur, c’est son inoxydable conviction et sa belle gueule filmique, quitte à fourguer des idées discutables, parfois d’une évidente vérité comme  » le monde ne sait pas où est la Belgique ! C’est un problème microscopique « . Bon, l’exploit brelien, finalement, a aussi été d’avoir pu révéler une belgitude – même si le terme n’est pas encore d’usage – à une époque où hormis Hergé, Magritte et Bruegel, notre plat pays ne fait pas encore partie des cartes artistiques jouables à l’inter- national. Lui, l’a fait. Durablement.

(1) Coffret Jacques Brel (Brel à Knokke, Les adieux à l’Olympia, Brel parle – interview), chez Universal.

(2) Après ses adieux officiels à l’Olympia, Brel remplira encore ses engagements scéniques, notamment au Palais des beaux-arts de Bruxelles le 15 novembre 1966, et ce jusqu’à l’ultime concert donné à Roubaix le 16 mai 1967.

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