© BRECHT DEVLEESCHAUWER

BONS BAISERS DE RUSSIE

Mardi prochain, les Diables Rouges affrontent la Russie en match amical. À un peu plus d’un an de la Coupe du Monde russe, nous sommes partis en reconnaissance en empruntant le Transsibérien. Sur les chantiers, on s’active avec frénésie. Carnet de voyage.

« Vorobievy Gory « , annonce le haut-parleur. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvrent. Le métro de Moscou est souvent vanté pour son architecture impressionnante, mais cette station-là est tout à fait banale. Les piliers du milieu, décorés avec des affiches et des photos des Jeux olympiques de 1980, nous rappellent que nous sommes en route pour le légendaire stade Loujniki. Aujourd’hui, le quartier est un immense chantier. La Russie se prépare pour la prochaine Coupe du Monde de football. L’ancien stade olympique, qui peut accueillir 80.000 spectateurs, sera le théâtre du match d’ouverture en 2018.

En quittant la station de métro, nous tombons sur un groupe d’ouvriers essayant de se réchauffer se collant aux tuyaux d’un système de ventilation. Lorsqu’on travaille dans les frimas de l’hiver russe, on n’en ressort pas indemne.  » 3.000 ouvriers travaillent ici 24 heures par jour et sept jours par semaine « , explique le responsable de la sécurité.  » La plupart des ouvriers proviennent des anciennes républiques soviétiques du Turkménistan et du Tadjikistan « , ajoute son collègue.  » Ils sont nombreux à loger dans les containers qui jouxtent le chantier. La plupart travaillent au salaire minimum russe de 7.500 roubles (110 euros) « . Certains sont en train de sécher leurs gants, humidifiés par la neige fondante, en les accrochant au pot d’échappement d’un camion.

On applique à ces ouvriers la célèbre  » loi FIFA  » de 2013. Elle permet aux employeurs de négliger complètement la protection sociale légale. Ainsi, ils ne doivent pas tenir compte des règlementations concernant les temps de travail, les heures supplémentaires ou le travail de nuit.

Le coût de la rénovation du stade Loujniki est estimé à 480 millions d’euros, mais après la Coupe du Monde, l’enceinte n’accueillera plus que très épisodiquement des matches internationaux. Le Spartak Moscou a longtemps disputé ses matches à domicile à Loujniki, mais depuis 2014, il possède son propre stade : l’Otkrytie Arena, qui accueillera également des matches de Coupe du Monde et possède une capacité de 40.000 places. C’est le premier stade qui appartient véritablement au Spartak. Jusque-là, le club n’avait jamais bénéficié d’une enceinte à lui. Au début de ce millénaire, le Lokomotiv a été le premier club de la capitale à avoir construit des infrastructures modernes. Le CSKA a suivi : l’été dernier, il a inauguré un stade flambant neuf. Actuellement, le Dinamo, qui est descendu en D2, est aussi en train de bâtir une nouvelle enceinte. Avec quatre stades d’une capacité minimale de 30.000 places et un de 80.000 places, les Moscovites sont désormais bien pourvus.

PAVAROTTI

Il faut se farcir six heures de train, en direction de l’Est, pour atteindre Nijni Novgorod (plus communément appelé Nijni). C’est la cinquième ville de Russie. Nous avons pris place à côté d’une septuagénaire qui tente de nous expliquer, dans un mélange d’anglais, de français, d’italien et de russe, qu’elle poinçonnait des tickets, autrefois. Ce n’est pas pour autant qu’elle supporte le Lokomotiv Moscou, le club des chemins de fer. Sa passion à elle, c’est plutôt l’opéra. Elle entonne d’ailleurs fièrement un air de LucianoPavarotti.

Après 400 kilomètres, l’odeur du poisson fumé et du thé pénètre à l’intérieur du train lorsque nous entrons en gare de Nijni. Alex, un coiffeur local, se veut optimiste lorsqu’on évoque l’organisation de la Coupe du Monde dans sa ville natale.  » Actuellement, Nijni est une ville plutôt grise et monotone. C’est une grande ville, mais il ne s’y passe pas grand-chose. Je suis impatient à l’idée d’accueillir les nombreux supporters étrangers.  » Veronika, qui est médecin de profession, partage le même avis.  » Le monde entier aura les yeux tournés vers nous. Certes, l’organisation de la Coupe du Monde permet à une certaine élite de se remplir les poches, mais Nijni offrira aussi une belle vitrine. J’espère que le Mondial aura une influence positive sur la ville.  » Les critiques sont plus virulentes parmi les jeunes. Ils ont du mal à se positionner, affirme-t-elle.  » Avant, je me rendais souvent aux manifestations, mais je me suis découragée. Aujourd’hui, j’essaie simplement de vivre le mieux possible et je m’efforce de ne pas prêter trop attention aux petits jeux politiques.  »

Le football traverse une période sombre à Nijni. Le FC Volga, le club professionnel qui a évolué en D1 de 2010 à 2014, a connu de gros soucis financiers l’été dernier et a mis la clef sous le paillasson. Désormais, le club le plus important de la ville est le FC Olimpiyets qui évolue dans la Ligue d’Oural-Volga, la troisième division russe. Le vice-ministre des sports de la région, Alexei Moskvin, espère une évolution favorable pour les prochaines années.  » Nous avons l’ambition de retrouver l’élite du football russe dans un proche avenir, mais nous ne ferons pas de folies. Nous n’envisageons pas d’acheter un matricule pour assurer la promotion le plus rapidement possible.  »

Comme Nijni est l’une des villes organisatrices de la Coupe du Monde 2018, elle a été obligée de construire un nouveau temple du football. Moskvin ne peut toutefois pas garantir que de grands matches de football seront encore organisés dans la toute nouvelle Nijni Novgorod Arena après le grand rendez-vous planétaire.  » Nous ne savons pas encore si l’Olympiyets évoluera dans le nouveau stade, la décision ne sera prise qu’après la Coupe du Monde.  » Mais les chances de voir le club local rejoindre rapidement le firmament du football russe sont minces. La ville aura d’ailleurs un deuxième stade moderne après la Coupe du Monde : le stade Lokomotiv, où évolue actuellement l’Olympiyets, a une capacité de 18.000 spectateurs et sera entièrement rénové en 2017. Moskvin reste par ailleurs très vague à propos du coût total de la Coupe du Monde. Le gouvernement fédéral doit, en principe, supporter la plus grande partie des frais, mais les autorités locales, qui ne roulent déjà pas sur l’or, doivent également apporter leur contribution pour la modernisation des transports et des services publics, entre autres.  » Je ne peux pas dire combien coûtera réellement la Coupe du Monde.  »

UNIVERSIADE

À la tombée de la nuit, nous reprenons le train – et plus précisément le Transsibérien – en direction de l’est. Apparemment, les Russes aiment l’emprunter le dimanche soir, car il est bondé. Aux premières lueurs de l’aube, le convoi approche de Kazan. La capitale du Tatarstan est située sur les bords de la Volga et la population est autant russe que tatare.

Après une lutte pour l’indépendance à la fin des années 1990, le Tatarstan a acquis une large part d’autonomie sur le plan économique et stratégique. Aujourd’hui, cette région pétrolière a été récompensée pour sa fidélité à Moscou sous la forme d’organisation de grands événements sportifs pour lesquels de gros investissements ont été consentis : l’Universiade d’été, les championnats du monde de natation, la Coupe des Confédérations, la Coupe du Monde de football, et peut-être même, dans un avenir plus lointain, les Jeux olympiques d’été. En 2013, Kazan a organisé l’Universiade d’été, le plus grand événement multisports du monde après les Jeux olympiques. Cet événement a permis à la ville de subir une véritable métamorphose.  » Pour l’Universiade, près de 50 % des infrastructures municipales ont été remplacées et 32 nouvelles salles de sport ont été construites. En comparaison du coût de l’Universiade, celui de la Coupe du Monde est dérisoire. L’Universiade a coûté 40 milliards de roubles. La Coupe du Monde, ‘seulement’ 2 milliards (mais, en raison du taux de change très instable du rouble, c’est très difficile à comparer, ndlr) « , explique fièrement Vladimir Leonov, ministre du Sport du Tatarstan.

L’un des principaux chantiers – et aussi l’un des plus onéreux – réalisé dans l’optique de l’Universiade fut la Kazan Arena, où évolue le Rubin Kazan, deux fois champion de Russie en 2008 et 2009. Ce stade ultra-moderne de 45.000 places a même été transformé temporairement en centre de natation lors des championnats du monde de natation, l’été dernier. Ce qui a obligé le Rubin à trouver refuge dans son ancien stade Central, d’une capacité de 25.000 places mais rarement rempli.

SIBÉRIE

Pour rejoindre la ville la plus orientale qui accueillera des matches de Coupe du Monde, il faut encore passer une nuit dans le Transsibérien. Après avoir traversé, sur des centaines de kilomètres, des villages pittoresques abritant des petites maisons en bois, des grandes plaines et d’immenses forêts, nous atteignons Ekaterinbourg, situé 2.000 kilomètres à l’est de Moscou. C’est la seule ville de Sibérie qui accueillera des matches de Coupe du Monde. C’est aussi la ville où a été assassinée la famille impériale russe du tsar NicolasRomanov lors de la Révolution de 1918, et la ville natale de Boris Eltsine. En raison des industries militaires qu’elle abrite, la ville est restée interdite aux étrangers jusqu’en 1990, mais elle est aujourd’hui l’un des principaux centres économiques et culturels du pays.

 » Ekaterinbourg est, pour les habitants de Sibérie, ce que New York est pour les Américains et ce que Moscou est pour les Russes. Ils viennent ici pour étudier et chercher du travail « , explique Mikhail en ouvrant une bouteille de bière artisanale, la nouvelle tendance en Russie. En journée, il gère un magasin de bandes dessinées, et s’il lui reste du temps et de l’argent, il organise des événements.  » La Coupe du Monde coûte des milliards, mais je doute que le gouvernement soit prêt à investir les mêmes sommes dans les écoles et les hôpitaux. C’était un peu la Coupe du Monde ou rien. Ekaterinbourg a pris le train en marche. Dans les années 1990, c’était le chaos ici. La ville était truffée de bandits. Aujourd’hui, la situation s’est améliorée.  »

Le club de football local, le FC Oural, a longtemps évolué en D2. Il est, depuis lors, monté en D1 mais se débat souvent en bas de classement. Le stade qui doit accueillir les matches de Coupe du Monde a connu une histoire rocambolesque. Le stade Central a été inauguré en 1950, mais a été complètement rénové il y a quelques années. Malheureusement, il n’était pas aux normes FIFA. Sa capacité n’était que de 27.000 places : insuffisant pour le grand bal du football mondial. Comme il était impossible d’agrandir l’enceinte qui venait d’être rénovée, on l’a complètement démolie pour construire, au même endroit, un autre stade flambant neuf. Ironie du sort : après la Coupe du Monde, la capacité de ce nouveau stade sera réduite à… 23.000 places.

Comme si la rénovation du stade Central n’avait pas coûté assez cher, il a encore fallu trouver une solution temporaire pour héberger le FC Oural. Elle a été trouvée dans le quartier ouvrier d’Ouralmach : un vieux stade datant des années 1940 y a été rénové et a ré-ouvert ses portes en 2015. La rénovation du site s’est cependant effectuée dans un contexte particulièrement trouble. Le directeur du nouveau complexe Ouralmach, Yevgeni Nokhrin, a même été condamné, mais il a pu conserver son poste et a consenti à lever un coin du voile sur l’avenir du stade Central.  » Je ne suis pas sûr du tout que le FC Oural retournera jouer là-bas après la Coupe du Monde. Les frais de locations seront très élevés, et le club n’a pas les moyens de les payer.  »

Sergei Grikov, le chef de projet du stade de Coupe du Monde, ne peut cacher sa fierté lorsqu’il reçoit des visiteurs étrangers dans son bloc de containers qui jouxte le chantier. Il entraîne quelques délégués de la FIFA dans son sillage et se rend au point culminant du chantier, en passant par quelques planches en bois, quelques tuyaux d’électricité et quelques murs en béton. Comme un seigneur de la guerre, il contemple son territoire du haut de la tribune.  » Collaborer à la réussite du plus grand événement sportif du monde, signifie beaucoup pour moi. Le monde entier a les yeux rivés sur la construction de ce stade « , explique-t-il, ému.

Il est temps de retourner à Moscou. Sur le plan de l’organisation, la Coupe du Monde en Russie sera probablement un succès. On enregistre peu de retards dans la construction des stades, certains sont même déjà prêts. La FIFA a l’intention de mettre les infrastructures aux normes Coupe du Monde. Elle attend des organisateurs locaux qu’ils fournissent de gros efforts pour l’événement. Ces investissements s’inscrivent dans des projets à long terme.

Mais, pendant que l’on s’active à la construction des 12 stades, répartis dans 11 villes, la Russie connaît une importante crise financière et des coupes sombres sont effectuées dans les budgets réservés aux projets à caractère social. On craint qu’ici aussi, comme cela avait été le cas aux Coupes du Monde brésilienne et sud-africaine, et aux Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, le grand événement de 2018 laisse des trous béants.

PAR BRECHT DEVLEESCHAUWER EN RUSSIE – PHOTOS BRECHT DEVLEESCHAUWER

À Moscou, certains ouvriers sèchent leurs gants en les accrochant au pot d’échappement d’un camion.

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