Bonnes feuilles

En exclusivité, des extraits des deux derniers chapitres de Dans la peau de Tintin, consacrés à la gestion controversée de l’héritage d’Hergé.

Qu’arrive-t-il lorsque les ayants droit se sentent eux-mêmes exclus de la peau de Tintin et ne comprennent ni la force ni la spécificité de ce mythe ? Le danger est grand qu’ils cherchent à réduire le personnage d’Hergé au statut d’une marque commerciale, pour contrôler un produit dont ils se veulent les propriétaires exclusifs « , estime Jean-Marie Apostolidès.

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 » La façon dont est géré l’héritage d’Hergé repose aujourd’hui entièrement entre les mains de M. Rodwell. Même si son épouse lui apporte son soutien inconditionnel, il faut tenir Nick pour unique responsable de ce qui s’est fait de bien et de mal dans cette gestion, depuis le moment où il a pris la place d’Alain Baran, en 1990. […]

En quelques années, Nick Rodwell s’est fait beaucoup d’ennemis. Ils lui reprochent de ne pas avoir de direction claire, de prendre ses décisions sur le moment et de gérer l’héritage d’Hergé dans l’incohérence. Cette politique a engendré par le passé d’importantes pertes financières ainsi que la désaffection du public à l’égard de Tintin. A suivre un récent article du très sérieux et très informé Financial Times, le bilan négatif de Moulinsart SA se poursuit jusqu’à aujourd’hui. […]

Le problème est que Nick Rodwell, parce qu’il se méfiait de ses partenaires commerciaux, a augmenté considérablement le personnel travaillant à son service au sein de la société Moulinsart SA. Si cela lui a permis de mettre en application sa politique de contrôle interne des produits, cela fut aussi la source des pertes financières. Et perdre de l’argent en gérant les droits dérivés de Tintin constitue tout de même une sorte d’exploit ! Cette politique consiste à créer des objets de luxe portant l’image de Tintin, comme par exemple les foulards Hermès. A plusieurs reprises, Nick Rodwell a parlé de Tintin comme de la  » Rolls Royce  » de la bande dessinée. […]

Le rêve de Fanny (*)

Le musée est né de la détermination de la veuve d’Hergé. On en parle comme du rêve de Fanny, je crois qu’il faut prendre l’expression au pied de la lettre en rappelant que pour Freud le rêve est la voie royale qui mène à l’inconscient. Le musée Hergé nous introduit dans l’inconscient de sa veuve. Il fut sa façon à elle de régler sa dette. Elle souhaita un monument à la gloire d’Hergé. […]

Malgré les multiples tentatives d’empêcher ou de retarder le projet, Rodwell finit par donner des gages de sa  » bonne volonté  » à son épouse, puis par céder devant son obstination. Le musée Hergé vit le jour en 2009 à Louvain-la-Neuve, un quart de siècle après la mort de l’artiste. Pour Fanny Rodwell, ce fut l’occasion de redorer quelque peu son blason. […]

Si le musée Hergé fait peu de place au mythe de Tintin, par contre il permet l’émergence d’un Artiste, Hergé, dont l’£uvre change de statut. Grâce au musée, elle s’apparente moins à la bande dessinée, genre marqué par ses origines populaires, qu’à la peinture. Le monument vise à associer Hergé à ceux qui sont ses pairs, Andy Warhol, Alberto Giacometti, etc. Séparée de sa voisine, chaque vignette prend le statut d’une toile. […]

La vie d’Hergé n’existe que dans une version expurgée. Aucune des questions qui pourraient faire problème n’est évoquée. On ne baigne pas seulement dans la ligne claire mais dans un univers infantile, aseptisé, dans lequel toute histoire concrète (individuelle ou collective) a disparu. Germaine Kieckens n’y trouve aucune place, alors qu’elle fut (en dehors d’Hergé) la personne clé de cette création. A la place d’une biographie, le visiteur se voit offrir une légende dorée. Le musée vise à séparer Hergé de son premier public, les enfants. Il n’est pas conçu pour eux. Il s’adresse en priorité au groupe d’individus – les cadres – qui tiennent une place importante dans le management de la société technologique, en faisant appel à leurs souvenirs d’enfance. […]

Le musée assigne une place définitive au fantôme d’Hergé. Il l’enferme dans un tombeau si grand, dont les murs sont si hauts, qu’il ne pourra pas s’en échapper. Il habitera désormais et pour toujours à l’intérieur de ce mausolée, et nulle part ailleurs. Aucun risque pour Nick Rodwell de le rencontrer dans la maison du Dieweg ou dans les bureaux de l’avenue Louise. Dans les deux cas, toute trace d’Hergé a été soigneusement effacée. Enfermé dans son mausolée, il ne reviendra pas hanter celui qui, inconsciemment, se considère toujours comme un usurpateur. […]

Une dimension religieuse (*)

Il faut prendre au sérieux les propos de Nick Rodwell, la gestion de l’héritage d’Hergé est devenue une entreprise religieuse, de type catholique de surcroît. […] Si, dans le culte d’Hergé, Nick Rodwell peut prétendre au titre de Souverain pontife, de premier serviteur de la Grande Prêtresse Fanny, dans la religion de Tintin, les fidèles l’ont forcé à entrer dans le corps collectif. De même que Luther avait décrit dans le Pape une figure de l’Antéchrist, de même les tintinophiles voient dans le second époux de Fanny une figure du diable. S’il est tout blanc d’un côté, il est tout noir de l’autre. Nick est ainsi devenu une incarnation vivante du personnage de Rastapopoulos, un méchant dont l’action consiste, depuis le début de l’aventure, à détruire Tintin. De la même façon, Nick ne sait que dire non. Il est l’esprit qui toujours nie. Cette négativité est la seule attitude qu’il ait trouvée pour exister publiquement. Il a acquis le statut d’un individu agissant dans la saga. Il porte le nom de Rodouélopoulos. […]

Par ailleurs, on a vu que lors de sa dernière apparition sous les traits du mage Enddadine Akass [NDLR : dans Tintin et l’Alph-Art], Rastapopoulos avait projeté de transformer Tintin en £uvre d’art. N’est-ce pas exactement ce qui vient de se passer avec la création du musée Hergé ? Le Tombeau Portzamparc a déifié le créateur en même temps qu’il a tué Tintin, en le réduisant à une image sainte.  »

(*) Les intertitres sont de la rédaction.

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