Blacksad, dernière patte

Cinq – longues – années sans nouvelles du chat noir détective. Jusqu’à ce que Juanjo Guarnido reprenne du service. A quelques semaines de la sortie de L’Enfer, le silence, rencontre avec un dessinateur au génial coup de crayon.

Stupeur et tremblements. Juanjo Guarnido en a le poil tout hérissé.  » Je viens de remarquer une erreur de perspective énorme sur l’avant-dernière planche !  » Jusqu’ici, tout allait bien. Derniers jours de juin. Dans sa maison-atelier de Nogent-sur-Marne, dans le Val-de-Marne, Guarnido sait recevoir. Café, biscuits et chant des oiseaux au frais dans le jardin. En guise de clin d’£il, un chat nonchalant déambule sur le mur. Noir comme Blacksad, héros éponyme d’une série lancée en 2000 par le duo Canales-Guarnido avec Quelque part entre les ombres. Un premier opus qui dépoussière la bande dessinée animalière. Un polar hard boiled qui frappe fort. Comme si Walt Disney avait recruté Raymond Chandler au scénario. Le félin détective est peut-être désabusé, il sait sortir ses griffes quand il le faut. Quand on traîne sa carcasse dans les bas-fonds de l’Amérique des années 1950, mieux vaut savoir donner des coups et en encaisser. Crocodiles, ours ou chevaux sont un loup pour le chat. Un bestiaire superbement croqué par Guarnido, débutant adoubé par Régis Loisel, qui se fend d’une préface élogieuse. Sur une étagère, un cliché les montre bras dessus, bras dessous.  » Ce n’est pas une photo truquée, on est vraiment devenus amis. « 

Un coloriste hors pair

Deux autres albums suivront : Arctic-Nation et Ame rouge. A lire des deux mains et d’une traite. Le style du natif de Grenade s’affirme. Son sens du récit et du cadrage fait des merveilles. Les trois volumes de Blacksad cumulent pas loin de 800 000 exemplaires vendus. Mais, depuis cinq ans, le chat noir se fait porter pâle. Pourtant, Guarnido ne chôme pas et réalise les deux tomes de Sorcelleries, une BD pour enfants. Maigre pitance pour les aficionados de Blacksad.  » Dargaud me tannait gentiment. Il ne fallait pas que le tome IV devienne une arlésienne. « 

Un beau jour d’octobre 2008, il trouve dans sa boîte aux lettres un premier synopsis de L’Enfer, le silence, de son ami et scénariste Juan Diaz Canales.  » J’ai repris avec un plaisir inattendu. Je m’étais tellement amusé avec la légèreté de Sorcelleries que j’avais peur du style réaliste de Blacksad, plus contraignant.  » Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Guarnido fait durer le plaisir. Dargaud attend les dernières planches à scanner, et il prend son temps. Il travaille à l’aquarelle, tandis que les dessinateurs de BD ont tendance à préférer l’encre. Mais le résultat vaut la peine d’attendre. Pas maladroit avec un crayon, Guarnido est un coloriste hors pair.

A moins de deux mois de la parution de l’album, Guarnido est charrette et n’a même pas l’excuse d’être espagnol en plein Mondial de football promis à la Roja.  » J’ai réussi à ignorer quand commençait la Coupe du monde.  » L’écran plasma géant sert avant tout de paravent pour isoler sa table à dessin, nichée dans un coin du salon. Dans sa maison précédente, son atelier était à la cave, sombre forcément, mais spacieuse. Ici, il n’a gardé que le strict minimum. Une table et des bibliothèques remplies de BD. Seule fantaisie chez cet admirateur de Norman Rockwell, des originaux d’illustrateurs américains accrochés aux murs, parmi lesquels Jon Whitcomb et Scott Gustafson.

Guarnido a d’autres chats à dessiner mais trouve le temps de bavarder autour d’un café, détendu et volubile. Et pas peu fier de dévoiler l’édition américaine de la trilogie Blacksad. Le matou vient de rejoindre l’écurie de Dark Horse, la major qui publie Star Wars et Hellboy.  » L’éditeur reçoit tous les jours des liens vers des blogs de fans !  » Guarnido a donc tout pour être heureux. Quand vient le moment où il nous montre l’avant-dernière planche de L’Enfer, le silence. L’encre est à peine sèche, et l’erreur de perspective lui saute aux yeux. La case en question est une scène de rue vue à ras de sol. Des personnages discutent sur les marches d’un perron, d’autres regardent une fanfare.  » A ce niveau du trottoir, ceux-là devraient avoir les pieds beaucoup plus loin. C’est une erreur d’interprétation du crayonné. Pour un écart de 3 millimètres, on prend 30 mètres ! « 

Pas rancunier, Guarnido affirme qu’il aime dessiner les fanfares. Ça tombe bien, L’Enfer, le silence se passe à La Nouvelle-Orléans. Jusqu’à présent, le décor de Blacksad était une métropole américaine vague, même si sa skyline ressemblait à s’y méprendre à celle de New York.  » Canales tenait à ce que l’enquête se déroule dans le milieu du jazz à La Nouvelle-Orléans. Sans verser dans le fantastique, il avait envie d’y mettre une pincée de magie vaudoue. Au départ, j’étais un peu réticent à l’idée de devoir faire des recherches. Mais, entre gens têtus, on arrive à s’entendre.  » Février 2009, le casanier Guarnido part donc en repérage à La Nouvelle-Orléans. Il débarque en plein Mardi gras.  » L’ambiance était incroyable, joyeuse et fêtarde. Je sais que les touristes ont plutôt une vision glauque de la ville, surtout depuis l’ouragan Katrina. La criminalité est élevée et les bandes sévissent dans certains quartiers, mais moi j’ai été happé par le carnaval. Et le style Hara Kiri du défilé m’a fait halluciner. Oncle Sam qui se fait défoncer sur la voie publique, c’est un aspect de l’Amérique que je ne connaissais pas.  » Guarnido n’a pas fait le voyage pour rien ; il prend 1 300 photos.

Surtout, il hante les clubs de jazz de Bourbon Street.  » On trouve des bons musiciens même dans la rue. Le style dixieland, typique de La Nouvelle-Orléans, très swing, est jouissif.  » Guarnido a lui-même tâté de la guitare dans un groupe de heavy metal. Un amour de jeunesse qu’il n’a pas complètement renié, si l’on en croit l’ampli qui traîne dans l’entrée.  » J’ai remis ça pour la Fête de la musique. Mais j’écoute de tout, sauf du rap, que je déteste. « 

Il est venu au jazz par Canales, qui glisse au moins une chanson par épisode. Dans Arctic-Nation, on entend Strange Fruit, de Billie Holiday, évocation du lynchage des Noirs. Dans ce même épisode, on découvre que Blacksad est noir, une dimension raciale jusqu’ici reléguée à l’arrière-plan.  » L’enquête se déroule dans un quartier sinistré, et c’est seulement là qu’il prend conscience de la couleur de ses poils.  » A La Nouvelle-Orléans, le chat est comme un poisson dans l’eau. D’ailleurs, il fait moins de vagues et se fait presque voler la vedette par un chien, Sebastian. Un pianiste à tête de boxer rongé par la drogue, inspiré de Charlie Parker.  » Au départ, Sebastian devait être un singe, mais je ne le sentais pas. Le casting des animaux évolue souvent au fil des étapes. Sauf pour le bouc et le bélier, que l’on a trouvés dès le début. Et pourtant les cornes sont un cauchemar à faire entrer dans les cases. « 

L’anthropomorphisme de Blacksad s’inspire parfois de la tradition populaire : le renard est rusé, le singe est envieux, le cochon est bête, etc. Parfois, non.  » Pour Ted Leeman, l’hippopotame, sa gueule et sa masse importent plus que l’imaginaire ou le stéréotype lié à la bête. J’ai adoré le mettre en scène dans son costume trois pièces des années 1930.  » Par ailleurs, d’un album à l’autre, un même animal incarne des personnages très différents. Le coq Junior Harper, joueur de banjo dont la carrière finit au pénitencier, n’a pas grand-chose à voir avec le tout-puissant sénateur Gallo d’Ame rouge.

Si Guarnido excelle à dessiner les animaux comme des humains, ce n’est pas seulement parce qu’il a passé des heures au zoo de Vincennes. Son expérience chez Disney, comme animateur, y est pour quelque chose.  » Un plan de cinq secondes représente des semaines de travail. Pour rendre vivant un personnage, il faut un nombre d’attitudes et d’expressions infini.  » Entré en 1993 aux studios Disney de Montreuil-sous-Bois, il y reste jusqu’à la fermeture, en 2003. La déferlante 3D le met au chômage technique.  » La 3D, ce n’est pas du dessin animé. Une fois que les personnages sont créés, ils deviennent des marionnettes virtuelles. « 

Ironie de l’histoire, Disney a retrouvé des couleurs cette année avec La Princesse et la Grenouille, un film d’animation en 2D, situé àà La Nouvelle-Orléans ! Pas de quoi nourrir des regrets. Sans cracher dans la soupe, pour rien au monde Guarnido ne remettrait les pieds dans un studio. Travailler en équipe, dépendre du désir des autresà Aujourd’hui, il apprécie la solitude de sa maison-atelier de Nogent-sur-Marne. On pourrait en faire un proverbe : mieux vaut être charrette que d’être dans la charrette.

Blacksad (t. IV). L’Enfer, le silence, par Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido. Dargaud.

éTIENNE SORIN

 » J’ai été happé par le carnaval. Son style Hara Kiri m’a fait halluciner « 

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