Big Band Brel

Le Belgo-Parisien David Linx, propulsé par les arrangements inventifs du Brussels Jazz Orchestra, amène le répertoire de Jacky vers la note bleue. Juteux.

Jacques Brel, c’est peu de l’écrire, a marqué d’un fer rouge émotionnel l’envergure de ses chansons, via une interprétation charismatique passée du boy-scoutisme rive gauche à un destin quasi christique. Incluant tous les éléments d’une dramaturgie brûlante : excès verbaux et verbeux, course éperdue au romantisme, fascination pour l’ailleurs, génie scénique et scénario d’une vie qui ne finit pas comme dans les films américains, c’est-à-dire mal et trop tôt. Brel est aussi l’un des francophones les plus adaptés à l’international, en particulier chez les Anglo-Saxons d’envergure, Bowie, Ray Charles, Marianne Faithfull, Scott Walker et bien sûr Nina Simone, la plus proche de ses tourments. Des centaines de reprises mais peu voire pas de jazz, que Brel ne fréquentait d’ailleurs pas, privilégiant davantage les orchestrations de cordes flattées et les montées de sang lyriques.

Il fallait peut-être un Belge pour déplacer le centre de gravité brelien vers la musique noire, jazz en particulier (1). D’autant que ce Bruxellois de 50 ans, David Linx – Gistelinck de naissance – a fréquenté de façon intime le meilleur de la Big Black Music :au début des années 1980, il réside même à Saint-Paul-de-Vence avec l’écrivain James Baldwin, Noir new-yorkais très impliqué dans les droits afro-américains, ami de Miles Davis et de Nina Simone. Un excellent disque commun résultera, en 1992, de cette rencontre sous le sceau de la poésie jazzée (A Lover’s Question). Initialement batteur, Linx passe au chant dès 1988 ainsi qu’à la composition. Toujours sa double nature actuelle – il est aussi prof au Conservatoire – menée dans une riche discographie dépassant la vingtaine d’albums, dont un consacré en 2013 à Nougaro, déjà sous l’angle jazz :  » Nougaro, que j’ai connu personnellement, contrairement à Brel, avait été flatté que j’adapte quelques-unes de ses chansons en anglais, alors que généralement, c’est plutôt les francophones qui reprennent des titres américains ou brésiliens.  »

Jazz volubile

L’autre élément gagnant du puzzle, c’est le BJO, le Brussels Jazz Orchestra, formation d’une quinzaine d’instrumentistes à géométrie variable, créée au début des années 1990 par le saxophoniste-compositeur Frank Vaganée. Loin de cultiver le terreau bruxellois, ce big band résident de Flagey, prend les ailes de l’international, contribue à la BO de The Artist, et se produit avec des pointures telles que Kenny Werner, Dave Liebman ou McCoy Tyner. David Linx est aussi sur sa wish list : ensemble, ils mènent deux projets discographiques à succès, dont un hommage au Porgy And Bess de Gershwin.  » Je ne m’attendais pas à ce qu’ils me proposent de faire Brel, confie Linx, mais dès le départ, je me suis dit qu’il fallait réaliser une célébration et non pas un hommage, il en existe déjà tellement.  »

L’album de dix séquences en onze chansons – Vesoul est couplé à Amsterdam – tape dans les madeleines les plus fameuses, de Bruxelles à La chanson des vieux amants. Le plus casse-gueule donc vu l’insularité du répertoire de Brel, mix de larmes invasives et de montées de colère ironique.  » J’aime l’idée de chanter des morceaux qui ont un côté universel, des standards, explique Linx : quand les morceaux sont bien écrits, on peut tout faire avec eux. La volonté n’était pas de simplement jazzifier les chansons mais de les porter dans un autre contexte, d’assumer le lien avec le public tout en laissant beaucoup de liberté aux arrangeurs. Quand on a que l’amour, qui ouvre l’album, est à ce titre intéressant.  »

De fait, le titre commence doucement, Linx baladant sa voix sur lit de piano intime et de basse ronflante : vers les deux minutes, les cuivres, qui sont le nerf du BJO, entrent en scène et gonflent le tempo. Disséquant peu à peu le fruit original dans un solo de sax très New York fifties et la joie volumineuse des cuivres et d’une batterie finaude. Le scénario se poursuit au-delà des huit minutes et donne le ton global du disque : Brel est éclaté pour mieux en capter la juteuse passion. D’autres titres prouvent le travail de fond mené par les arrangements, signés par six musiciens, dont Vaganée et la pianiste Nathalie Loriers : d’où ce jazz volubile qui tisse des liens charnels entre le plaisir dansant (Vesoul) et les relents noctambules (Isabelle).

Pas de chabadas

Linx a plongé dans ces eaux mouvantes, sans pour autant se laisser impressionner par son sujet :  » J’ai 50 ans, l’âge où on ne se laisse pas écraser par les légendes, j’ai eu envie de chanter ces chansons comme si elles faisaient partie de mon propre répertoire. Les arrangeurs ne se sont pas éloignés des mélodies de Brel mais ont retravaillé les harmonies et les rythmiques d’origine. Cela m’a obligé à bosser, à chanter par exemple les phrases en unisson avec l’orchestre, comme dans Mathilde.  »

Il est plus performant quand le tempo décolle – frénétique lors de La valse à mille temps – que dans la cafardeuse chronique de Ces gens-là. Ou alors, totalement immergé dans Le plat pays, poussé aux reins par un long et brillant passage instrumental :  » J’ai eu envie de laisser du lumineux dans l’empreinte de la voix, de m’approprier le thème mille fois chanté – et moqué par les Snuls (2) – au-delà du swing un peu indigeste, ce qui n’est pas si évident. Le public du jazz vocal, plutôt nostalgique, n’aime pas forcément l’aventure : il est peu habitué aux vocalistes qui sortent des chabadas.  »

Le sous-texte du disque est d’ailleurs induit dans Le plat pays, où Brel rappelle combien ses racines pesantes l’ont poussé au-delà des frontières. David Linx, dont le père compositeur a brièvement joué de la trompette chez Jacques, a suivi  » modestement  » le même chemin. Celui qui mène de Bruxelles à Paris, aussi pour cause de marché belge exigu :  » Mon père, Elias Gistelinck, est allé d’Harelbeke à Bruxelles, mon frère habite dans le Michigan et moi, je me suis installé en France où je tourne beaucoup… C’est en partant que je peux revenir, même si je ne joue pas beaucoup dans mon pays.  »

Histoire de marquer l’internationale Brel, deux titres sont interprétés en anglais : Amsterdam et Isabelle. Surtout dans le premier – popularisé par la version mélo de Bowie – la température est d’emblée différente, sans doute parce que les couleurs de la langue usitée, le sont. Mais Linx refuse l’apartheid en matière de groove :  » L’anglais est aussi ma langue et je ne ressens aucune différence à chanter en anglais ou en français. Une langue ne swingue pas plus que l’autre, c’est la personne qui swingue ou pas…  » CQFD.

(1) CD Brel David Linx Brussels Jazz Orchestra chez Harmonia Mundi. En concert le 20 janvier à Flagey et le 21 janvier au Théâtre de Namur, puis en tournée belge. www.brusselsjazzorchestra.com

(2) En 1990, les humoristes bruxellois donnent leur version ironique de la chanson en samplant le premier mot : avec.

Par Philippe Cornet

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