Bienvenue en Belles-gique !

Bernard Quiriny a l’art de renverser les quilles de la réalité. Après des nouvelles fantastiques, qui lui ont valu le prix Rossel, il imagine un premier roman délirant. Une révolution a balayé la Belgique. Dirigé par des féministes extrémistes, ce régime totalitaire est coupé du monde. Visite guidée.

Il y a, chez Bernard Quiriny, une dualité étonnante. Au premier abord, ce professeur de droit semble d’une timidité austère. Mais il suffit de lire ses nouvelles ou son premier roman, Les Assoiffées, pour que cet esprit terre-à-terre révèle une imagination loufoque et débridée. Son univers fantastique l’a imposé comme digne héritier du surréalisme belge. Né au plat pays, en 1978, il grandit pourtant en France. A Dijon, a-t-il disjoncté au point d’imaginer de sinistres féministes se livrant à une vaste fumisterie ? La Belgique sert de décor à ce premier roman jubilatoire. Une révolution place les femmes au pouvoir. La Bergère, Judith, règne d’une main de fer sur son empire. Le sexe fort est relégué aux oubliettes et les frontières sont indéfiniment fermées. Les lecteurs ont toutefois un droit d’entrée grâce à la charmante Astrid – qui décrit son ascension et ses leurres de l’intérieur – et à une poignée d’intellectuels, conviés à visiter le pays sous ses meilleurs auspices. Miroir, miroir, faites que ce soit un cauchemar…

Le Vif/ L’Express : Quel est votre lien à la Belgique ?

Bernard Quiriny : Je suis né ici, mais je suis parti en France avant même de pouvoir protester. Ma famille y vivant toujours, je fais souvent des allers-retours. Attaché à mes racines, j’estime que la Belgique n’est pas n’importe quoi ! Outre son paysage ardennais, j’aime la dureté un peu triste de cette terre. La belgitude relève plus d’une sensation indéfinissable. Elle regroupe un mélange de langues, de cultures, de gastronomies et de grosse farce. Son âme réside dans cette mélancolie joyeusement désespérée. Secrète, la Belgique a une propension à l’absurde, au surréalisme et au fantastique.

Pourquoi ce pays incarne-t-il le théâtre idéal d’un changement radical ?

Son histoire récente démontre qu’il a tendance à aller vers des solutions extrêmes. Pourquoi ne pas imaginer qu’il puisse basculer dans le grotesque ? La réalité électorale a rejoint des prédictions sinistres, qui m’attristent, mais je reste d’un optimisme naïf et sentimental. Dans mon roman, ce pays mouvementé sert de réceptacle à des contrées comme l’Union soviétique ou la Corée du Nord.

Quelle est la force d’une farce politique ?

Deux phénomènes m’ont toujours fasciné : les pays totalitaires au xxe siècle et l’attitude des intellectuels français à leur égard. Une caricature laisse plus de place à l’imagination. Ici, le féminisme est prétexte à l’extrémisme. Le concept de révolution me passionne car il est censé faire table rase de tout ce qui a existé. Nourrie par l’obsession de pureté, cette folie, utopique et parfois criminelle, est vouée à l’échec. Aux pays grands et lointains (par exemple l’URSS ou la Chine), j’ai préféré un petit pays, situé à la frontière française. Comment vit-on dans une terre où nul n’est libre ? Comment des intellos, réputés brillants, peuvent-ils se laisser berner au point de débiter des mensonges en bonne conscience ? Sartre et de Beauvoir prétendaient que la vie était meilleure ailleurs. Après l’URSS, ils se sont fascinés pour la Chine. Or ils ne pouvaient pas ne pas savoir ce qui se tramait dans ces pays. Pourquoi choisit-on de se tromper délibérément ?

L’idéologie et l’amour favorisent-ils l’aveuglement ?

Je n’y avais pas songé, mais c’est effectivement le thème du roman. Le fanatisme est inhérent à l’amour et à l’idéologie. Tous deux nous font perdre la notion de réel et de raisonnable. Ici, on suit Astrid, une citoyenne lambda. Sa dévotion à Judith résulte d’un long lavage de cerveau. Le culte de la personnalité est typique aux régimes à la Kim Jong-il. Il y a d’autre part l’aveuglement des intellos. Confortablement installés en France, ils prônent que la Belgique est paradisiaque. La Révolution a une face soi-disant brillante, mais il est plus intéressant d’apercevoir sa face sombre.

De quoi vos héros sont-ils tous  » assoiffés  » ?

Dire que les Belges n’ont pas droit à une goutte d’alcool en Belgique ! Au-delà de cette ironie, les intellectuels sont si assoiffés de reconnaissance, que certains préfèrent sacrifier la vérité sur l’autel de leurs convictions. Assoiffée d’amour, Astrid est éblouie par Judith, qui incarne un demi-dieu à ses yeux, mais elle va déchanter. Son manque d’ambition, sa saine fragilité, ses doutes et ses interrogations la rendent ambivalente. Judith a hérité du pouvoir, or elle aspire à toujours plus de pouvoir. Cette grande enfant capricieuse est déconnectée de la réalité. Elle est à l’image de Staline, qui finit sa vie dans la mégalomanie et la folie. Mon roman pose la question de la liberté. En France, on baigne tellement dedans qu’on ne s’en rend pas compte. Toute idée de progressisme peut comporter des menaces… Le vice n’est-il pas l’autre face de la vertu ?

Les Assoiffées, par Bernard Quiriny, éd. Seuil, 397 p.

KERENN ELKAïM

 » pourquoi choisit-on de se tromper délibérément ? « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire