Bernés par Bernie

L’auteur de L’Affaire Madoff a rencontré des investisseurs qui ont côtoyé l’escroc américain et qui ont perdu des millions dans l’aventure. Ils racontent cette leçon durement apprise. Extraits.

Encore l’affaire Madoff ? Pas de révélations explosives, pourtant, dans l’ouvrage d’Amir Weitmann, qui donne la parole aux victimes de l’escroc du siècle. Mais l’auteur, gérant de portefeuilles en Israël, répond ici à la seule question qui vaille : comment un homme, si brillant manipulateur soit-il, a-t-il pu duper pendant plus de vingt ans le gratin de la finance mondiale ? Gérants de fonds, analystes financiers ou encore riches industriels, ils racontent leur rencontre avec Madoff et la manière dont ils se sont laissé séduire, au point de lui confier, parfois, la totalité de leur fortune. Loin de la rationalité pure et parfaite des marchés, l’ouvrage démonte les mécanismes – mélange de fascination quasi mystique pour le personnage, de volonté de  » faire partie du club  » et d’envie de croire que l’on peut maîtriser le risque – qui ont conduit à un tel aveuglement. En creux, de Gstaad à New York et de Palm Beach à Saint-Tropez, l' » affaire Madoff  » dresse un portrait peu glorieux de la planète Finance, partagée entre le cynisme calculateur des uns et la crédulité vorace des autres. Un Janus dont les deux visages se complètent plus qu’ils ne s’opposent.

Lipstick Building, New York, 885, 3e Avenue, 1998

Le narrateur est un analyste de hedge funds qui travaille dans une banque située à Genève. Il a participé personnellement au rendez-vous décrit dans le texte qui suit.

 » Voici venu le moment de rencontrer la légende Bernard Madoff. Nous allons le voir dans ses bureaux, situés au Lipstick Building. [à] Nous sommes une dizaine d’investisseurs. [à] Bernie entre dans la salle de conférences. Il n’est pas très grand, la soixantaine, les cheveux grisonnants, l’allure sérieuse. Après plus de vingt minutes de discussions générales et d’anecdotes, [un investisseur] brésilien commence à s’impatienter.

– Monsieur Madoff, j’ai regardé l’historique de vos performances, et elles sont très impressionnantes. Ce que je ne comprends pas, c’est la nature de votre stratégie. Pourriez-vous l’expliciter ?

– En gros, il s’agit d’une stratégie dite split-strike conversion. J’achète un panier d’actions du S & P 100, entre 30 et 35, que je protège en achetant des options put, et je finance la stratégie en vendant des options call.

– Et c’est tout ? C’est comme ça que vous arrivez à obtenir plus de 98 % de mois positifs avec une volatilité presque nulle ? Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails ?

– Non, comprenez que, dans ses détails, la stratégie reste confidentielle.

– Vous présentez ça de manière si simple qu’on se demande pourquoi vous êtes le seul à mettre en place cette stratégie.

– J’ai plus de trente ans d’expérience sur les marchés, vous savez.

– Et alors ? Vous êtes le seul ? Je connais la plupart des meilleurs gérants de la planète et je n’ai jamais vu un historique de gains comme le vôtre ! [à]

Bernie se lance alors dans une longue tirade sur la nature des marchés. Nous sommes tous bouche bée devant sa sagesse et sa connaissance des marchés et de la nature humaine. Il parle de la prise de risque, de la peur de perdre et de l’appât du gain. C’est ça qui fait perdre aux gens le sens des responsabilités, vouloir obtenir des rendements exagérés, alors que, ce qu’il faut, c’est obtenir simplement un rendement correct sur son argent.

– Cela ne nous intéresse pas de prendre pour clients des aventuriers qui veulent la Lune. Nous gérons des portefeuilles solides, diversifiés, conservateurs, pour des pères de famille, des fondations philanthropiques, y compris la mienne, et nous ne pouvons pas nous permettre de remettre tout cela en question pour satisfaire des exigences et des attentes déraisonnables.

Vlan ! Il est à terre ! Cette fois, il a compris ! Où se croit-il, celui-là ? Au carnaval de Rio ? Bernie lui a montré ! [Mon collègue] me regarde avec un petit sourire et nous nous comprenons : c’est exactement ce genre d’investissements que nous recherchons. « 

Le 11 septembre 2001, 8 h 30, New York

Le narrateur est gérant d’un family office [société qui gère les investissements de riches familles]. Il était en rendez-vous avec Bernie Madoff le 11 septembre 2001.

 » Le 11 septembre au matin, nous nous levons de bonne heure pour ne pas arriver en retard au rendez-vous avec ce fameux Bernie Madoff, le gérant invisible qui refuse de rencontrer ses clients. [à] Nous sommes encore au stade des discussions de politesse, le small talk, quand nous entendons soudainement un grand bruit dans les bureaux d’à côté. Il est 8 h 48. Quelqu’un se précipite dans notre salle de conférences en hurlant.

– Un avion vient de percuter le World Trade Center ! La tour est en feu ! [à]

– Ce n’est pas un accident, énonce Bernie, impassible et sans émotion apparente. C’est une attaque terroriste. Le marché va maintenant être fermé quelques jours et rouvrira en forte baisse. [à]

Nous sommes tous secoués jusqu’au plus profond de notre âme. Tous, sauf apparemment Bernie Madoff, qui conserve son sang-froid [à]. Je suis complètement estomaqué par le calme presque inhumain de Bernie devant les événements et je commence à comprendre la raison de ses performances. Quelqu’un à ce point capable de comprendre immédiatement ce qui se passe, alors que tout le monde pensait après le premier avion qu’il s’agissait d’un accident, il peut anticiper le marché. Quelqu’un capable à ce point de contrôler ses sentiments devant l’adversité est fait d’une matière différente et peut dominer la volatilité du marché, sans aucun doute. « 

Le Club 55, Saint-Tropez, été 2000

Le narrateur est un industriel français ayant investi dans l’un des feeder funds [structure qui recueille des capitaux auprès d’investisseurs pour les confier à un gestionnaire] de Madoff en 2000.

 » Le Club 55 est mon restaurant préféré de toute la Côte d’Azur. Alors que Saint-Tropez est très paillettes et m’as-tu-vu, le Club 55 est plutôt réservé, exclusif mais très classe, rempli de gens fortunés et importants qui laissent leur orgueil au vestiaire. [à] Un matin, Catherine et moi nous nous installons à la plage avec des amis, les Vasseur. Jean a l’une des entreprises de transport routier les plus importantes d’Europe.

Pendant que nous parlons, Jean et moi, un bateau s’approche de la plage du Club 55. Il s’ancre et le Zodiac du Club 55 va chercher ses occupants, qui arrivent au ponton.

– Eh bien, quand on parle du loupà Voilà M. Madoff !

Je regarde autour de moi et je vois que plusieurs personnes sur la plage regardent en direction du ponton. Apparemment, Jean n’est pas le seul client de Madoff dans les environs. [à] Le panorama social est saisissant : à notre droite déjeune le prince héritier de l’une des principales familles royales d’Europe, en compagnie d’un des plus grands industriels européens dans l’acier. Derrière nous est assise en toute simplicité la famille d’un des plus importants magnats américains des médias. [à] A notre gauche se trouve l’un des plus grands producteurs de cinéma au monde. [à] Ce Bernie m’impressionne. C’est incroyable de conserver tant de simplicité lorsqu’on est visiblement un familier des grands de ce monde. Je me décide à lui confier une petite somme, et ensuite on verra comment les choses se développent.  » l

B. M.-S.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire