Benoît Poelvoorde

Culture, subsides, éducation, créativité… A l’occasion de la sortie de son premier film populaire à gros budget, Le Boulet, l’acteur namurois passe à la moulinette quelques idées reçues. Décapant

Benoît Poelvoorde n’avait jamais jusqu’ici dit oui à un film de grand divertissement populaire. Les propositions n’avaient pas manqué, pourtant, mais le comédien belge les avait toutes refusées, y compris celle de Claude Berri qui le voyait bien en officier romain dans le premier Astérix (le rôle alla finalement à Roberto Begnini). Si « Ben » a dit oui au Boulet, c’est parce que Gérard Lanvin – son partenaire dans le film – le lui a demandé. Lanvin avait vu C’est arrivé près de chez vous lors de sa sortie et s’était juré de travailler un jour avec ce stupéfiant Poelvoorde. Si l’affaire s’est faite, c’est aussi parce que le producteur du Boulet, Thomas Langmann (le fils de Claude Berri!), a eu l’intelligence de permettre aux deux acteurs de réécrire leurs scènes en quasi-liberté. Le résultat marie assez habilement aventures exotiques, action spectaculaire et – surtout – comique hilarant, le tandem Lanvin-Poelvoorde se montrant d’emblée digne de ses prédécesseurs fameux (les duos Bourvil-de Funès, Ventura-Brel, Depardieu-Richard). Face à un Lanvin costaud à souhait en gangster de choc, Poelvoorde signe une prestation savoureuse en gardien de prison fanfaron et poltron, entraînant par ses bêtises son ex-prisonnier dans une série de péripéties riches en rebondissements.

A l’heure où Le Boulet promet de cartonner, et de faire de lui une vedette vraiment populaire, il s’imposait de retrouver l’ami Benoît, 37 ans bientôt, pour un petit bilan confirmant qu’une célébrité nouvelle ne devrait pas détourner l’acteur de ce qu’il est ni de ce qu’il aime.

Le Vif/L’Express: Le duo comique masculin est une tradition cinématographique féconde en France. Lequel avez-vous le plus aimé en tant que spectateur?

Benoît Poelvoorde: J’ai vu 14 fois La Chèvre, avec Gérard Depardieu et Pierre Richard. Dont 5 fois au cinéma. Aujourd’hui encore ce film me fait beaucoup rire. Il y a dans les rapports entre les deux acteurs un plaisir jubilatoire. J’ai retrouvé ce plaisir de spectateur en jouant moi-même Le Boulet avec Gérard Lanvin. On s’est drôlement bien amusés. J’ai réalisé un rêve d’enfant. J’aurais été bien bête de ne pas le faire. Il y avait aussi cette idée que si je n’essayais pas au moins une fois de faire un film « grand public », je finirais tôt ou tard par le regretter.

Ce plaisir de jouer, vous l’avez toujours connu?

Il s’accentue au fil des années. J’ai découvert, chemin faisant, que j’aime profondément le cinéma. Au début, je n’en avais rien à foutre. Je n’ai jamais rêvé de devenir acteur. Je n’ai pas d’ambition particulière et ça ne changera pas, je crois. Mais aujourd’hui j’adore voir et faire des films. Quel que soit le niveau que je puisse atteindre un jour, je serai heureux, parce que je fais quelque chose que j’aime.

Votre jeunesse n’a pas été cinéphile?

Du tout. Je n’ai commencé à m’intéresser vraiment au cinéma qu’à partir de 21-22 ans. Avant, c’est la bande dessinée qui m’a pris. Et la littérature. La bédé fait partie de ma vie, le dessin et la peinture aussi. L’expression graphique fut ma première formation et elle me sert encore aujourd’hui. Si je veux expliquer quelque chose à propos d’un détail de scénario ou d’une scène à tourner, je ferai un dessin plutôt que de me lancer dans une argumentation verbale. Quand j’écris à mes amis, je dessine aussi volontiers. J’ai un rapport très sensuel avec les arts plastiques. Et je suis beaucoup plus touché de rencontrer Giraud qu’une star de cinéma. L’autre jour, j’étais à une soirée où il y avait Almodovar et Isabelle Adjani. Eh bien, ça m’a moins fait que le jour où j’ai pu dire à Loisel, à Goossens, tout le bien que je pense d’eux.

Comment expliquez-vous la richesse particulière de la bande dessinée belge?

C’est un mode d’expression du pauvre, qui convient à un petit pays comme le nôtre. Nous avons aussi une tradition picturale remontant aux primitifs flamands. Et puis peut-être y a-t-il aussi notre côté cul bénit. Au départ, la bédé était très catho, elle était faite pour les scouts. Je me souviens de plein de bandes dessinées carrément édifiantes, comme cette vie de Don Bosco par Jijé qui paraissait dans Spirou(rire). Même Hergé, tout grand qu’il fut, était un fameux cul bénit. Il a démarré avec des trucs cathos pur porc…

On ne peut pas en dire autant de vos propres débuts. Provocation et subversion étaient votre ordinaire.

Avec la bande de C’est arrivé près de chez nous, on disait entre nous en riant qu’on faisait ce film pour pouvoir être invités à des soirées et y foutre la merde. On adorait faire ça, entrer, boire, être odieux et ficher le camp! Je me souviens d’un vernissage complètement nul. Il y avait un sculpteur très sérieux, avec une grande barbe. J’ai hurlé « Rodin? ». Le mec s’est retourné et j’ai lancé « Prétentieux! »

Vous parliez d’art du pauvre. C’est arrivé près de chez vous a été fait avec presque rien, et en rebelle, sans ces fameux subsides que tant d’autres cinéastes quémandaient ou attendaient pendant que vous, vous fonciez.

Avec Rémy, on venait de la bédé. On s’était retrouvés ensemble, à apprendre le dessin. C’était le coin des paresseux (rire), là où on vous envoyait quand on ne voulait plus de vous ailleurs: j’étais avec des gars de mon âge alors que j’avais tout de même raté 4 fois!… Quand on a abordé le cinéma, c’était sans le moindre complexe. On savait bien que la plupart des autres faisaient la file pour recevoir des subsides. Ce n’était pas notre truc, le temps perdu, les compromis. Nous nous sommes dit qu’il fallait utiliser notre misère, mettre à profit notre absence à peu près totale de moyens, multiplier les astuces. Je crois toujours aux vertus de ce mode de fonctionnement. J’écris en ce moment un long-métrage ( Les Presque Utiles) que je vais réaliser moi-même. J’ai fait inscrire sur le contrat avec mon producteur que le budget du film ne pourra pas dépasser 10 millions de francs français. Je suis convaincu qu’en matière de création la pauvreté est une forme de liberté. On travaille avec une petite équipe, donc sans lourdeur, et avec des gens peu ou pas connus (les connus étant trop chers), qui ont vraiment envie de tourner. C’est le luxe des petits budgets.

Que pensez-vous de cette culture du subside, de l’aide publique, que nous connaissons en Belgique et auxquels certains reprochent d’entretenir chez certains une mentalité d’assistés?

Tout ce que j’ai proposé en mon nom à la Communauté (via la commission de sélection du film) a été refusé. Ils nous ont juste récupérés pour C’est arrivé près de chez vous en payant la copie destinée au Festival de Cannes, mais c’est tout. Pour autant, je n’en veux pas à la Communauté. J’ai du mal à tenir le discours que je vais tenir parce que, venant de moi, cela va paraître insolent. On va dire que j’ai facile, que j’ai du succès, que je ne dois par ramer… Mais tout de même. L’argent public, il devrait venir en plus, et non pas être considéré comme indispensable au départ. Le problème, c’est qu’il n’y a pas chez nous de système de production privé. Personne dans le privé ne met le moindre blé dans des films. Faute de vrais preneurs de risque, tous les réalisateurs et acteurs formidables que nous avons en Belgique font face à des producteurs qui empochent l’aide à l’écriture et ne mettent – que le film se fasse ou non – pas une thune à eux dans le projet! Alors faut-il augmenter les budgets publics destinés au cinéma? Je ne suis pas certain que le contribuable de base soit persuadé qu’il lui faille payer pour qu’un trou du cul dans mon genre puisse aller au Festival de Cannes (rire). La Communauté n’est pas un robinet qui doit tout le temps rester ouvert. Il y a moyen de faire tellement de choses par soi-même, avant de se résigner. On met aussi, dans les écoles, des ambitions irréalistes dans la tête des jeunes qui se retrouvent très vite, ensuite, confrontés à la réalité. Même sans moyens, si tu as quelque chose à dire, dis-le! Tout système bloqué, voire pourri, suscite l’envie de s’y opposer. Je crois beaucoup à cette vertu de contrer ce qui est en place.

L’esprit de résistance?

Oui. C’est comme l’éducation. Je suis contre les écoles où on n’impose plus rien, où il n’y a plus de contrainte. C’est en luttant contre ces contraintes qu’on se forge une personnalité, pas en s’abandonnant à nos envies et humeurs. L’école, c’est l’école, comme les parents sont les parents. Je ne crois pas que les pères et mères qui jouent à être des « amis » de leurs enfants leur rendent un grand service. Dans le consensus, il n’y a plus de colère. J’ai eu la chance d’arriver avant l’ère du consensus, d’avoir une différence à marquer. J’ai pu être un emmerdeur à un moment où être un emmerdeur avait encore un sens… Il faut se remuer quand on veut quelque chose. Des jeunes qui m’appellent parce qu’ils veulent faire du cinéma, il y en a plein. Je ne les rencontre plus que s’ils y mettent du leur. Je suis exigeant avec eux. Récemment, un gamin qui travaille aux chemins de fer pour aider ses parents m’a contacté. Je lui ai (par téléphone) donné une liste de bouquins à lire, je lui ai indiqué des stages possibles. Il a lu les livres, il s’est inscrit à trois stages. Je l’ai alors rencontré, il m’a montré son scénario et je lui ai dit « Parle de ce que tu connais, tu es contrôleur aux chemins de fer, écris sur ça, demande quelque avantage à la SNCB ». Il l’a fait, il a obtenu un train, il cherche du pognon et il en trouvera. Il va se battre pour obtenir ce qu’il veut. Et c’est bien ainsi. Evidemment, ceux qui ont du mal vont m’en vouloir de dire ça. La vie est terriblement injuste. C’est super-difficile de devenir comédien. Et, moi, je le suis devenu alors que je n’en avais même pas fort envie, que je n’avais rien demandé…

Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans ce monde du cinéma dont vous faites désormais pleinement partie?

Le fait de voir tant de gens qui ont peur. Je pensais qu’il y aurait beaucoup de cons et de gens méchants. Il y en a. Mais beaucoup moins que de gens terrorisés. Acteurs, réalisateurs, producteurs, attachés de presse, tout le monde flippe à l’idée de ne pas être à la hauteur, de ne pas être du projet suivant, de perdre le statut, le confort, le pouvoir qu’ils ont ou croient avoir. Tout le monde ou presque a peur d’être éjecté, alors on s’accroche à son siège. Vous imaginez si je suis content de rentrer chez moi après quelque temps passé à travailler à Paris (rire)!

Vous n’êtes pas parti vivre là-bas, à la différence de tant d’autres. Vous habitez toujours votre Namur natal.

Il n’y a que là que je puisse fonctionner. Paris m’épuise et me disperse. Je ne peux pas avoir la moindre idée, là-bas. J’ai besoin de rentrer. Une heure avant, on me traitait comme une vedette, une heure plus tard la grande question est de savoir s’il reste assez de mazout dans la cuve de la maison. J’ai besoin d’avoir une vie très ordinaire pour pouvoir en apprécier une autre, extraordinaire celle-là.

Votre recette de l’équilibre?

Accepter ce besoin que j’ai de mener une vie assez conventionnelle, cette jubilation de l’ordinaire que je ressens lorsque je suis chez moi. Je ne pense pas être capable d’avoir des illusions sur moi-même. Un truc très sain, pour tout le monde je crois, est de se souvenir de sa pire humiliation. Je vais vous raconter la mienne. C’était à l’époque où je jouais ma pièce Modèle déposé à Paris. Mon producteur m’invite à la première d’une comédie musicale. C’était la toute première fois que j’allais à une première à Paris et il y avait tout le gratin. J’arrive avec ma femme, un peu en avance, dans le hall du théâtre. Le producteur m’indique un mini-chapiteau où se tenait un mur de photographes, prêts à tirer le portrait des personnalités. Il me dit d’y aller, et comme un gros bourrin je monte sur le petit podium qui fait face aux photographes. Aucun ne déclenche son appareil, et au bout d’un moment j’en entends un demander « C’est qui ce con? »… Heureusement, une star est alors arrivée, Claude Brasseur je crois, et ils se sont tous barrés illico. Je suis redescendu, sans broncher. Je n’avais rien demandé et j’avais reçu l’humiliation de ma vie! J’entre ensuite dans la salle où on m’avait placé à côté de Bernard Pivot. Les photographes photographiaient Pivot et me disaient « Monsieur, s’il vous plaît » en me faisant des signes de la main pour que je m’écarte et que je ne gâche pas l’image… J’ai regardé le spectacle tendu comme une arbalète. Plus tard, dans le lit, Coralie ( NDLR: son épouse) m’a dit « Je t’ai vu, hein! ». On en a ri trois heures durant. Ce genre d’humiliation, ça te construit…

Propos recueillis par Louis Danvers

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