Camille Decourtye a adopté Gus quand il avait trois semaines : " On l'a vu apprendre à voler. Quand il a plané pour la première fois, j'ai pleuré. " © FRANÇOIS PASSERINI

Belles bêtes

Dans , un corbeau partage la scène avec deux êtres humains. Une cohabitation qui fait écho à la longue histoire des rapports hommes-animaux dans les arts du cirque, où les relations d’hier ne sont plus du tout celles d’aujourd’hui.

Dans la distribution, ils sont trois à être crédités en tant qu' » auteurs et artistes interprètes  » : Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, soit le duo à la tête de la compagnie implantée en région toulousaine Baro d’Evel ( » Nom de Dieu « ,  » Grand Dieu  » en manouche), et Gus, corbeau pie. Les choses sont claires d’emblée : ils sont tous les trois présents sur le même pied dans , somptueux spectacle en noir et blanc vu au théâtre Garonne à Toulouse et présenté prochainement à Bruxelles dans le cadre de la dixième édition du festival circassien Hors Pistes (lire aussi la critique du spectacle page 73).

Quand les mots ne veulent plus rien dire, les corps parlent, à travers des bulles d’animalité.

Gus, corvus albus né dans un élevage et en tout point semblable à nos corneilles si ce n’est son gilet de plumes blanches tranchant avec le reste de son corps noir, faisait déjà partie de l’équipe du spectacle précédent de Baro d’Evel, Bestias, où deux chevaux et plusieurs oiseaux côtoyaient les artistes humains.  » La présence des animaux dans nos spectacles est quelque chose qui est arrivé petit à petit, souligne Camille Decourtye. Personnellement, j’ai grandi avec des chevaux mais j’ai mis du temps à y revenir. J’ai lâché le monde équestre pendant pas mal d’années et c’est quand je me suis passionnée pour l’éthologie (NDLR : étude du comportement des animaux, y compris l’homme) que j’ai eu envie de revenir aux chevaux, alors que nous avions déjà fondé Baro d’Evel. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire avec cette approche-là. On a d’abord intégré le poney de ma nièce. Puis j’ai rencontré Bonito, un cheval extraordinaire qui a été un grand partenaire pendant pas mal d’années. Concernant Gus, je voulais rencontrer un corbeau. Je viens de la Beauce, qui est pleine de corbeaux. J’avais cette envie d’être avec des animaux du quotidien, pas dans quelque chose d’exotique ou qui serait dans l’idée d’une ménagerie. Mais, au contraire, être dans la poésie du réel.  »

Ménager la ménagerie

Les chevaux. Le cirque dans sa conception actuelle en Occident a commencé par là. L’histoire fait remonter la naissance du cirque moderne très exactement au 7 avril 1768, quand Philip Astley, soldat anglais démobilisé et passionné par les chevaux, donna à Londres la première représentation d’un spectacle équestre où s’intégreront bien vite des acrobates venus du monde forain. D’où la forme circulaire traditionnelle de  » la piste  » de cirque, où les chevaux tournent guidés par le long fouet du dresseur situé au centre du cercle.

Au xixe siècle, alors que les grandes puissances européennes développent leurs empires coloniaux, des animaux sauvages sont introduits dans les spectacles. Tigres, lions, éléphants, ours, lions, zèbres… C’est toute une ménagerie qui se déplace en cortège de ville en ville, donnant au cirque une fois installé les allures d’un vrai zoo. Dans les années 1930, le cirque allemand Krone possédait environ 800 animaux. A la même époque, le cirque américain Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus en réunissait un millier.

Mais des voix se sont élevées dans le courant du xxe siècle pour protester contre l’enfermement et l’exhibition de ces bêtes. Elles ont récemment abouti dans plusieurs pays à l’interdiction des animaux sauvages dans les cirques (depuis 2013 en Belgique). Et quand, en France, les premières compagnies de  » Nouveau Cirque  » font leur apparition au cours des années 1980, la plupart se concentrent sur les performances humaines, sans animaux.  » Pierrot Bidon, le directeur d’Archaos, avait commencé avec une roulotte et des chevaux, mais il a décidé de remplacer les chevaux par des motos et des voitures. On passait à une autre époque, il n’y avait plus de raison de travailler avec des chevaux puisque dans la rue, on n’en voyait plus. Il voulait jouer avec ce qui existait, travailler avec ce qui fait notre société. Les chevaux vapeur ont remplacé les vrais chevaux « , expose Cyril Casmèze, qui s’est lancé dans le monde du spectacle avec Archaos et qui a développé pour cette compagnie, et ensuite au sein du Cirque Plume, un personnage marquant d’homme-animal, un peu fauve, un peu chien, un peu singe. Une bête sauvage dans un cirque qui n’en comptait plus.

 » Mon travail autour du corps animal a débuté comme un jeu, relève-t-il. Dans ma famille, on a beaucoup vécu avec des chiens. C’était un peu mes frères. Très jeune, j’ai commencé à gambader à quatre pattes. Et quand on allait dans ma famille dans le Limousin, il y avait une vache qui me prenait en quelque sorte pour son veau d’adoption. Je galopais dans les prés, je mangeais de l’herbe… De fil en aiguille, après quelques balades chez les psys pour voir si tout allait bien du fait de mon attachement et de ma projection dans l’animal, et alors que j’avais fait de la gymnastique aux agrès à haut niveau, j’en suis arrivé à passer une audition très improbable avec le cirque Archaos, qui travaillait sur un côté très destroy, avec des acrobaties à moto, des clowns avec des tronçonneuses… Pierrot Bidon m’a dit : « Tu as l’air aussi con que nous, on y va, on fonce ! » J’y suis resté un an.  »

Cyril Casmèze dans La Dernière Saison : ceux qui ont vu Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre se souviennent de lui en légionnaire à quatre pattes.
Cyril Casmèze dans La Dernière Saison : ceux qui ont vu Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre se souviennent de lui en légionnaire à quatre pattes.© PIERRE AUGROS/BELGAIMAGE

Cyril Casmèze rejoint ensuite le Cirque Plume. Sa silhouette massive déboulant sur scène en bondissant y a fait sensation pendant six ans, de 1991 à 1997. Il fait d’ailleurs partie de l’équipe du spectacle annoncé comme le dernier de Plume : La Dernière Saison, de passage en mai à Louvain-la-Neuve (1).  » Les gens de Plume ne venaient pas du cirque, ni du monde forain, raconte-t-il. Ils n’avaient pas d’animaux, sauf un chien. Donc ils ont fait autrement, et simple. Les uns connaissaient un peu la jonglerie, d’autres marchaient sur des échasses, mais ils étaient tous assez musiciens. Ils ont commencé par une fanfare de rue, dans la région de Besançon. Puis ils ont eu un petit chapiteau, et comme ça commençait à ressembler à du cirque, ils ont fait appel à des circassiens, des trapézistes, des acrobates…  »

Grands singes

En 2002, après un passage par le cabaret et le théâtre, Cyril Casmèze fonde avec Jade Duviquet la compagnie du Singe Debout. Comme le nom l’indique, l’animal y est encore très présent, dans des spectacles comme Animalité, fable sur un homme qui s’échappe en redevenant sauvage et que sa femme tente de reconquérir, Un grand singe à l’académie, d’après Kafka, conférence d’un singe devenu homme en cinq ans, ou encore Quand un animal te regarde, pour le jeune public, inspiré par un livre de la philosophe spécialiste de la cause animale Elisabeth de Fontenay.  » En général, l’animal nous sert de vecteur pour traduire des sentiments et des comportements humains, poursuit Casmèze. Quand les mots ne veulent plus rien dire, ce sont les corps qui parlent, à travers des bulles d’animalité. Je suis convaincu que l’homme n’est pas un animal comme les autres mais reste un animal.  »

En plaçant dans un corbeau pie en interaction avec deux êtres humains, Baro d’Evel interroge simplement mais puissamment notre rapport à l’animal et à la nature en général. Une démarche qui ne s’inscrit absolument pas dans la continuité des anciennes ménageries.  » Cette utilisation des animaux dans les cirques d’autrefois correspond à une époque de vision du monde dominant et montrant sa dominance et qui n’a rien à voir, je pense, avec ce qu’on essaie de raconter, précise Camille Decourtye. Ce n’est certainement pas à ça que je voudrais faire honneur dans nos spectacles, mais plutôt à quelque chose de primitif, quelque chose qui date de bien avant l’histoire du cirque. On se rend compte qu’avec chaque animal, il y a un monde et tout un aspect philosophique qui surgissent : qu’est-ce que l’alter ego ? qu’est-ce que l’autre ? qu’est-ce que se mettre à la place de l’autre ? Il y a aussi l’idée que la perception de l’espace est différente pour chacun. Ça nous fait grandir dans notre rapport au jeu, dans notre rapport au présent. En présence des animaux, une espèce d’alchimie fait que le spectacle est dans un rapport obligé à l’improvisation, à l’ici et maintenant. Ça redonne une grande force, que le spectateur ressent, à ce qu’est le spectacle vivant, au fait qu’on soit tous ici pour assister ensemble à quelque chose.  » On vous promet qu’après , vous ne regarderez plus corbeaux et corneilles comme avant.

(1) La Dernière Saison, du 9 au 19 mai à l’Aula Magna, à Louvain-la-Neuve, www.atjv.be.

Du cirque mêlé de dessin, de danse et de chant.
Du cirque mêlé de dessin, de danse et de chant.© FRANÇOIS PASSERINI

Là, tableaux en noir et blanc

Si la Française Camille Decourtye et le Catalan Blaï Mateu Trias se sont rencontrés au Centre national des arts du cirque, à Châlons-en-Champagne, leur dernier spectacle, , fait disparaître tous les agrès circassiens traditionnels. Il ne reste plus que des murs, immaculés, qui vont bientôt être fendus, troués, escaladés et tachés de noir au fur et à mesure que les vêtements sombres des deux artistes se couvrent de blanc. Bicolores, ils se rapprochent ainsi du plumage de Gus, petit président de ce monde imaginaire, corbeau pie malicieux qui vient ponctuellement les relancer, privant l’un du texte de son discours, se perchant sur la tête de l’autre et attirant l’attention par ses croassements et ses sautillements. Un oiseau partage l’espace avec un homme et une femme qui essaient de communiquer, souvent en dehors de la parole, à travers les cris, orgasmiques à l’occasion, à travers la danse, à travers le chant (magnifique When I am laid in Earth du Didon et Enée de Purcell) et à travers le geste qui trace et qui se fait son quand c’est un micro qui dessine. Un petit moment d’enchantement.

Là, le 14 mars au Prato à Lille, dans le cadre du festival La Piste aux espoirs, www.lapisteauxespoirs.com ; les 19 et 20 mars aux Halles de Schaerbeek, à Bruxelles, dans le cadre du festival Hors Pistes (jusqu’au 30 mars), www.halles.be.

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