Antoine Pierre et Stéphane Galland, deux des plus talentueux électrons du jazz belge. © PHILIPPE CORNET

Batteries rechargées

Batteur de TaxiWars, Antoine Pierre a été l’élève du tout aussi brillant Stéphane Galland, d’AKA Moon. Et quand les deux percussionnistes-compositeurs se RENCONTRENT, ÇA CLAQUE.

« Wow, ça fait bizarre de revenir au conservatoire.  » Dans les couloirs de l’institution musicale bruxelloise, section flamande, Antoine Pierre en serait presque à respirer les murs. Plus fanés que son jeu… A bientôt 25 ans, le Liégeois né à Huy a longtemps frappé les peaux dans ce vénérable bâtiment du Petit Sablon où officie toujours son prof, Stéphane Galland, né à Berchem-Sainte-Agathe en 1969. Rassemblés à l’occasion de cette rencontre croisée, les deux hommes sont aujourd’hui parmi les plus talentueux électrons d’un jazz belge pratiqué sans purisme, migrant sans cesse vers d’autres configurations.

Depuis un quart de siècle, Galland pousse à l’insaisissable au sein du trio AKA Moon, incessant globe-trotter aux emprunts indiens, africains ou classiques.  » Dans AKA Moon comme dans des tas de formations, la batterie est le coeur du groupe, s’enthousiasme Galland : vous changez de batterie et la différence sera plus marquée qu’avec n’importe quelle autre modification instrumentale.  » Et Antoine Pierre d’ajouter :  » The drummer is the band, comme dit l’expression. La batterie englobe tout le son.  » Une arithmétique organique découverte au plus jeune âge par les deux Wallons, aujourd’hui installés à Bruxelles.

Stéphane a grandi à Huy. Fils et frère de pianistes classiques, éduqué à la clarinette et au solfège, il a le coup de foudre pour la batterie à l’âge de 9 ans. Histoire semblable pour Antoine Pierre – dont le père Alain est un guitariste renommé -, bluffé par le même instrument vers ses 12 ans. Et qui croise Galland à l’adolescence lors d’un stage d’été à Libramont, où le musicien d’AKA Moon instille l’importance du kit :  » La batterie a un côté chef d’orchestre, quelque chose de physique et de jouissif qui nécessite la connexion des bras et des jambes avec l’orchestre. Le plus souvent, je ne sais pas exactement ce que je fais parce que c’est inconscient. Et puis, quand on voyage beaucoup, on utilise forcément des batteries de location, parfois horribles, où rien ne sonne. C’est là qu’il faut être créatif : certains des concerts plus mémorables se produisent sur une batterie pourrie.  »

Jogging, granola et concerts

Le côté mécano de l’instrument plaît beaucoup à Antoine Pierre, qui explique comment les combinaisons des parties individuelles de l’ensemble – un tom, une cymbale voire la grosse caisse en moins – peuvent amener des attitudes et donc des sonorités différentes,  » une articulation qui n’est pas possible avec un sax ou un piano « . Biberonné par le pater au label allemand ECM, fameux pour sa plantureuse discographie et son slogan de  » plus beau son après le silence « , Antoine s’est donc épris de jazzmen aux voilures larges, Jan Garbarek ou Pat Metheny. Mais, ado des années 2000, il se laisse également doper aux graines du hip-hop, du metal à la Slipknot […] et de la transversalité unique de Gorillaz. Jouant dans des groupes semi-pros dès l’âge de 16 ans, il n’en a guère plus lorsque Philip Catherine l’embauche à la batterie, bouclant par ailleurs ses deux années de master au conservatoire en une seule, tout en préparant l’épreuve d’une bourse décrochée auprès de la Belgian American Educational Foundation.  » Je suis parti à New York pendant un an, habitant dans le New Jersey puis à Brooklyn. Au programme : jogging, granola, concerts tous les soirs, jams, de manière totalement intense. J’en ai même fait une overdose (sourire). « 

L’électricité new-yorkaise n’est pas juste un fantasme : elle recharge, entre autres, les batteries d’un désir bigger than life. Cela n’échappe pas à Robin Verheyen, saxophoniste flamand installé à New York lorsqu’il recrute Antoine pour le quartet TaxiWars formé avec le contrebassiste Nicolas Thys et Tom Barman, leader de dEUS,  » hyperkinétique qui en connaît un rayon en musique « . L’ensemble sort en 2015 et 2017 : deux albums magnétiques, entre jazz et spoken word rugueux, qu’Antoine mène en parallèle avec sa formation Urbex – pour laquelle il compose aussi – et un tout nouveau groupe, dévoilé en septembre dernier au Marni, NextApe. Où les influences rock et psychés font courir le jazz sous d’autres latitudes.  » Pour le troisième album de TaxiWars, je compte d’ailleurs me mettre à la composition « ,déclare le jeune homme qui, un jour, a même testé la batterie en duo avec Stéphane. Un projet qui, pour l’instant, reste dans les cartons.

Tester les frontières

S’inonder de musique : tel pourrait aussi être le motto de Stéphane Galland au sein d’AKA Moon comme de son projet personnel, Lobi (pour l’instant mis au frigo au profit d’une nouvelle formation (the mystery of) KEM, également dévoilée il y a quelques semaines au Marni). A l’approche de la cinquantaine, ce musicien plutôt réservé dans le civil parle de sa rencontre fondamentale avec Fabrizio Cassol et Michel Hatzigeorgiou, avec lesquels il bourlingue depuis maintenant vingt-cinq ans au sein d’AKA Moon, patronyme inspiré par les pygmées Aka de Centrafrique que les trois musiciens visitèrent dans les années 1990, attirés par des promesses de rythmes inédits.  » Avant AKA Moon, il y a eu cette rencontre fondamentale avec Pierre Van Dormael (NDLR : frère de Jaco, décédé d’un cancer en 2008) qui proposait des morceaux pour lesquels je n’avais aucune référence, des lignes de basse tordue, des mesures impaires qui m’ont mis face à moi-même.  »

Batteur de session, Stéphane s’est également produit dans de vastes tournées, celles d’Axelle Red, ou tout récemment, lors du triomphal périple du trompettiste libanais Ibrahim Maalouf.  » Avec lui, je teste les frontières de la pop et des musiques arabes, du jazz, de l’improvisation, avec des métriques originales. Cela m’a toujours attiré de réunir ces mondes, et puis, là, quand vous vous retrouvez avec Ibrahim dans un Bercy comble de 16 000 spectateurs, vous comprenez que vous pouvez amener des choses, flirter avec les limites. A ce moment-là, jouer de la batterie est presque une expérience en dehors du corps, vous êtes spectateur de votre propre action. D’ailleurs, il paraît que ce sont des zones identiques du cerveau qui s’allument en même temps chez un batteur en concert et chez un moine en méditation…  »

Infos et concerts : www.antoinepierre.be

PAR PHILIPPE CORNET

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