Bataille dans les entrailles de Bruxelles

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Des kilomètres de canalisations, de câbles, d’égouts… Bruxelles cache sous son bitume un incroyable réseau qui, en silence, facilite chaque jour la vie de ses habitants. Sauf en cas de fuite… Enquête dans le sous-sol de la capitale

Ce matin-là, il pleut jusque dans les entrailles de la terre. A 5 mètres sous le niveau du sol, dans cette importante artère bruxelloise interdite à la circulation depuis le 20 juillet, des hommes piétinent dans la boue, leur casque jaune ruisselant. En amont, un égout construit en brique – Dieu seul sait quand – dégorge un petit filet d’eau. A quelques mètres de là, aidés par d’indispensables engins de chantier, les ouvriers ont posé un par un les modules colossaux d’une conduite en béton toute fraîche. Elle viendra remplacer l’ancienne, victime d’un éboulement en plein c£ur de l’été. L’usure… La nouvelle galerie est si haute qu’on peut y marcher sans courber la tête. Elle sera mise en service après quelque six semaines de travail.  » Nous avons dû nous faufiler entre les différentes conduites que nous avons découvertes dans le sol, explique André Staiesse, technicien réseau chez Vivaqua et responsable de ce chantier. Là, une importante conduite de gaz, là une botte de gaines de câbles télécoms… « 

Ainsi va la vie de ceux qui travaillent jour et nuit dans le sous-sol bruxellois. Dans le meilleur des cas, ils disposent de la place nécessaire pour y intervenir, que ce soit pour remplacer une conduite ancienne ou en poser de nouvelles. Sinon, ils passent leur temps à se glisser entre les multiples gaines, tuyaux et autres canalisations qui y sont déjà logés. Au pire, le sous-sol est à ce point saturé qu’ils ne peuvent plus y passer.  » Il y a quelques mois, nous avons dû intervenir en urgence pour une fuite de gaz à Ixelles, rappelle Philippe Massart, porte-parole de Sibelga, le gestionnaire du réseau de distribution pour le gaz naturel et l’électricité à Bruxelles. Quand nous avons ouvert la voirie, nous sommes tombés sur un tapis de 12 gaines télécoms. Résultat : nous avons été contraints d’ouvrir la chaussée plus loin et d’intervenir par en dessous. « 

Saturé, le sous-sol bruxellois ? Les passants sont sans doute à mille lieues d’imaginer tout ce qui s’y trouve : les égouts, généralement placés en milieu de voirie, et non sous le trottoir, à une profondeur de 4 à 6 mètres, les canalisations d’eau, les conduites de gaz, l’alimentation électrique haute et basse tension, les câbles pour la téléphonie et la télédistribution, l’infrastructure propre aux communes, à la STIB, à la SNCB, à la signalisation routière, à l’éclairage public… (voir schéma ci-contre). Au total, la Région de Bruxelles-Capitale compte 34 sociétés, appelées impétrants, habilitées à £uvrer dans le sous-sol.

 » C’est surtout lorsque le marché des télécoms s’est libéralisé, dans les années 1990, que des dizaines de kilomètres de gaines ont été installés, explique José Demoulin, qui préside le Conseil des gestionnaires de réseaux de Bruxelles (CGRB). En tout cas dans les quartiers les plus denses, peuplés de bureaux et de commerces, soit dans environ 10 % des rues de Bruxelles. La pression était alors tellement forte sur ce marché que tout le monde a été un peu dépassé.  » Autrement dit, à l’époque, personne n’a osé cadrer les nombreux opérateurs télécoms séduits par Bruxelles, que l’on a laissés investir la voirie sans être trop regardant.

Dans certaines rues de la capitale, le sous-sol est depuis lors envahi de câbles sur toute sa largeur, au point de former de véritables nappes, impénétrables.  » Si nous avions un plan d’expansion, ce qui n’est pas le cas pour l’instant, l’encombrement pourrait nous poser problème « , reconnaît Jean-Michel Adant, directeur général du câblo-opérateur Brutélé. A l’administration de l’équipement et des déplacements, Bruxelles Mobilité, un cadre soupire :  » La saturation du sous-sol risque bien d’arriver, mais on ne sait pas quand. « 

A l’origine, chaque impétrant s’était vu attribuer une couleur pour distinguer ses conduites des autres. Mais, avec le temps, nombre de ces opérateurs ont fait faillite ou ont été rachetés.  » Aujourd’hui, on ne sait plus très bien ce qui appartient à qui, résume Olivier Lagneau, sous-directeur à la direction réseau chez Vivaqua. On ne sait pas non plus ce qui est encore opérationnel. « 

Rien ne contraint un impétrant à enlever les conduites ou gaines anciennes qu’il n’utiliserait plus. Ce qui explique en grande partie l’encombrement du sous-sol… dont se plaignent pourtant les opérateurs.  » S’il fallait enlever toutes les vieilles conduites, la voirie devrait être ouverte sur toute sa longueur, prévient José Demoulin. L’opération coûterait cher, ennuierait tout le monde et, en gros, n’apporterait guère de valeur ajoutée. « 

Vint une première ordonnance

Pour tenter de mettre un peu d’ordre dans tout ce fatras, une ordonnance tombe en 1998, qui réglemente les dossiers de demandes d’autorisation de chantiers, mais rien de plus. Dans ses grandes lignes, elle prévoit une coordination obligatoire entre tous les impétrants à chaque ouverture de voirie. Autrement dit, l’opérateur qui demande à intervenir dans une rue devient pilote de l’opération et responsable du chantier vis-à-vis de la Région. Il doit prendre contact avec tous ses confrères, invités, si nécessaire, à travailler au même endroit et au même moment. Le but : éviter que les trottoirs ne soient ouverts à tout bout de champ. Sur le papier, cas d’urgence et nouveaux raccordements mis à part, une voirie ne devrait pas être ouverte plus souvent que tous les deux ans.

Cette démarche, contraignante, semble désormais porter ses fruits et plus personne n’en conteste l’utilité.  » La coordination est un plus, même si elle rallonge les délais d’intervention « , reconnaît Jean-Michel Adant. Une fois dans la tranchée, les impétrants sont théoriquement tenus de respecter un code de bonne pratique qui précise à quel endroit les uns et les autres doivent prendre place dans le sous-sol, par rapport à leurs confrères. Des distances de sécurité sont ainsi prévues entre les câbles électriques et les gaines télécoms, par exemple.

Mais sur le terrain, ce code n’est pas toujours appliqué. Le sous-sol abrite une vraie vie en communauté, avec tout ce qu’elle suppose de confraternité et de trahisons.  » Lors des interventions planifiées, on peut réfléchir à l’endroit où on se place mais, dans les cas d’urgence, on se met où on peut : on n’a pas le temps de beaucoup y penser « , nuance Olivier Lagneau.

Les habitués du sous-sol ne sont pas tous des anges non plus. Pour des questions de temps, donc d’argent, ils tentent souvent de travailler au plus vite.  » Chacun défend ses intérêts, son planning et son budget « , avoue l’un d’entre eux. Une intervention programmée sur les égouts coûte environ 3 000 euros le mètre. Quand des travaux sont décidés en urgence, la facture est deux à trois fois plus élevée.

Dans ce petit monde souterrain, tous se tiennent par la barbichette. Sûrs de se recroiser sur des chantiers ultérieurs, ils sont tenus de s’entendre et de respecter, entre eux, leurs propres règles. Certes, les gestionnaires de voirie sont supposés vérifier la conformité des interventions sous les pavés. Mais, à tous niveaux, les shérifs du sous-sol font défaut.  » Nous disposons de 3 contrôleurs pour suivre de 150 à 200 chantiers par semaine « , calcule Olivier Van Craenenbroeck, ingénieur chez Bruxelles Mobilité. Et pour effectuer trois états des lieux par chantier : le premier avant le début des travaux, le deuxième, lorsqu’ils sont terminés et le troisième, après deux ans.  » Nous contrôlons en permanence les chantiers en fonction du personnel que nous avons. Mais ce sont les maîtres d’ouvrage qui sont responsables de la qualité du travail effectué « , rappelle Olivier Van Craenenbroeck. Et au niveau communal ? A Schaerbeek, les contrôleurs ne sont que deux…

Où il y a de la gêne…

Depuis 1998, donc, lorsque la voirie doit être ouverte, une demande d’ouverture de chantier est soumise au gestionnaire de projet (commune ou Région en vertu de l’artère concernée), qui transmet son avis à la Commission de coordination de Bruxelles Mobilité. Celle-ci, composée de représentants des communes, des cabinets politiques concernés – la responsabilité de la gestion du sous-sol bruxellois est partagée entre le cabinet des Travaux publics et des Transports et celui de la Politique de l’eau et de l’énergie -, de la police, des impétrants, et de certains experts si nécessaire, se réunit toutes les semaines. Lorsque son avis est rendu, après un mois en moyenne, le gestionnaire de chantier le suit, le plus souvent.

 » Selon les impétrants qui pilotent le chantier, les dossiers sont plus ou moins bien ficelés, analyse Olivier Van Craenenbroeck, qui dirige la Commission de coordination. Il arrive que les plans qui nous sont transmis soient incompréhensibles ou incomplets, ou que nous n’ayons pas la preuve que tous les impétrants ont bien été contactés en temps utile. En gros, nous refusons quelque 10 % des dossiers. Parfois parce qu’il y a trop de chantiers prévus en même temps dans le même quartier, ce qui poserait d’importants problèmes de circulation, ou parce qu’ils tomberaient en même temps qu’un événement d’une certaine ampleur, comme un sommet européen par exemple. « 

Les impétrants ont donc la vie moins facile qu’auparavant : davantage que par le passé, ils doivent être attentifs aux conséquences de leurs interventions, que ce soit en termes de déviations de la circulation, de bruit ou d’accès aux immeubles.  » Le plus difficile, c’est de contenter tout le monde et de gêner le moins possible la ville « , résume Olivier Lagneau. Pour limiter les inconvénients que subissent les riverains, la Commission mobilité rend parfois le travail de l’impétrant plus difficile ou plus cher, par exemple en lui imposant de travailler la nuit ou le week-end.

Une nouvelle ordonnance, précisant celle de 1998, a été élaborée l’an dernier. Ses arrêtés d’application n’ont toutefois pas encore été pris. Le texte prévoit notamment une possibilité de recours si l’un des intervenants bloque le chantier, fait passer de deux à trois ans le délai durant lequel une voirie n’est plus censée être ouverte (sauf cas d’urgence et nouveaux raccordements), et impose aux impétrants de déposer chaque année la programmation de leurs travaux. La procédure devient en outre identique pour toutes les voiries, qu’elles soient communales ou régionales. A l’avenir, le nombre de gaines par tranchée sera aussi limité à 25.

Le cadastre, cet autre monstre du loch Ness

Parallèlement, et surtout depuis la catastrophe de Ghislenghien, la question d’un cadastre du sous-sol est revenue sur le tapis. Tous les acteurs le jugent virtuellement utile mais pratiquement irréaliste.  » Impossible de le tenir à jour en permanence, dit l’un, car il faudrait en permanence transmettre la moindre modification de conduite.  »  » Pharaonique « , lance le second.  » Impayable « , assure le troisième. Et qui serait responsable au cas où un incident surviendrait dans un chantier élaboré sur la base des données obtenues dans ce cadastre ?

Bref, en Région bruxelloise, on n’en est nulle part. Il est néanmoins question, à l’instar de ce qui se fait déjà au niveau fédéral pour les conduites dangereuses (gaz, air liquide, produits chimiques, etc.), de mettre en place, à Bruxelles, un projet, baptisé CICC (Point de contact informations câbles et conduites), qui permettrait à chaque entrepreneur de savoir, par consultation informatique, si des canalisations ou câbles se trouvent à l’endroit où il compte ouvrir la voirie, et d’obtenir les plans nécessaires. Un accord de principe a été conclu pour étendre ce recensement à toutes les canalisations, même si elles ne sont pas à risques. Par ailleurs, une autre plate-forme de communication par mails entre impétrants pourrait voir le jour l’an prochain. Provisoirement baptisée Iriscom, elle favoriserait l’échange d’informations entre opérateurs pour coordonner les chantiers.

Intéressantes, ces deux initiatives ne mettront pas les Bruxellois à l’abri de nouveaux effondrements de chaussée, ni de fuites de gaz, dus, la plupart du temps, à des agressions extérieures.  » Le sous-sol est sûr, affirme José Demoulin. Un incident comme celui du boulevard Général Jacques [voir encadré] ne devrait certes pas se produire mais ce type de problème est, proportionnellement, rare. Cela dit, il faudrait intégrer dès le début, dans tout chantier, la question du sous-sol. Les impétrants ne sont pas des intrus, ils font partie intégrante du paysage et assurent un certain service aux citoyens. Mais on ne peut pas demander aux entrepreneurs de creuser à la petite cuillère en ne les payant pas en conséquence ! Même s’ils sont censés travailler correctement. « 

Le sous-sol bruxellois, sablonneux, est certes plus à risque qu’un autre. Mais le danger vient le plus souvent du comportement des opérateurs.  » Chaque année, nous enregistrons 120 atteintes (déclarées) à nos installations de gaz ou d’électricité, détaille Philippe Massart. C’est deux fois plus qu’il y a cinq ans. Toutes les petites blessures causées à nos câbles peuvent à terme déboucher sur un problème. Mais elles ne se voient pas. Et certains entrepreneurs rebouchent les tranchées sans rien dire… « 

LAURENCE VAN RUYMBEKE

Au pire, le sous-sol est si saturé que les ouvriers ne peuvent plus y passer

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