Barthes entre Mao et maman

Deux inédits ressuscitent le maître à penser des années 1970. Pour le pire – une virée dans la Chine communiste – et le meilleur – un Journal de deuil sur sa mère.

Printemps 1974 : Philippe Sollers, Julia Kristeva, Roland Barthes et quelques autres acceptent à leurs frais une invitation de l’ ambassade de Chine pour une tournée d’un mois dans l’empire du Milieu. Aux yeux de ces intellectuels de la revue d’avant-garde Tel quel, la Révolution culturelle chinoise est alors la voie et la vertu. Au programme : visites d’usines et de communes populaires, rythmées par les salves d’applaudissements aussi automatiques que les pétards du Nouvel An, mais aussi Grande Muraille, tombeaux des Ming, restaurants pour VIP et ballets à la gloire du Parti.

 » Bienvenue à Tel quel « , proclament les banderoles, qui enchantent les voyageurs structuralistes. Leader du petit groupe, Philippe Sollers présente à ses hôtes chinois un panorama des revues françaises, vitupère l’idéalisme bourgeois, enfourche un tracteur dans une usine modèle. Barthes, lui, se tait. Et note. Pas de longues analyses, mais une succession de vignettes ou de snapshots. Pendant que le guide officiel vante les prouesses de l’agriculture collectivisée ou le bonheur des Tibétains d’ avoir été  » libérés  » du féodalisme, l’auteur de Mythologies examine la couleur de la nappe, s’amuse de la ressemblance d’une matrone avec Marguerite Duras, décrit les pantalons de ses hôtes et s’interroge sur leur vie sexuelle. Que de jolis garçons en col Mao, qu’il regrette de ne pouvoir mieux connaître ! Ses véritables sentiments, le plus souvent, il les réserve à des remarques entre crochets, où il se  » lâche  » sur ses voisins de table, la logorrhée des cadres du Parti ( » Donc, leur discours : combinatoires de briques « ) ou l’ attitude de ses compagnons de route ( » Le seul pour lequel il m’ aura fallu de la patience aura été Ph S. « ).

Si l’humour sauve de la naïveté, un malaise persiste à la lecture de ce carnet de voyage au pays du totalitarisme radieux : sa lucidité – toute relative – reste une affaire entre Barthes et lui-même, un plaisir solitaire qui se mêle à ses obsessions érotiques. Barthes, c’est le spectateur amusé, indolent, toujours en retrait, portant l’ironie au bout du stylo comme la cigarette au bec. Quand, à son retour de Chine, il publiera dans Le Monde  » Alors, la Chine ?  » – article tout sauf critique – le sémiologue bottera en touche : les analyses du verrouillage de l’information et de la construction des stéréotypes qu’on lit dans ses carnets resteront  » off « .

Finalement, qu’ a fait Barthes au pays des gardes rouges sinon s’ennuyer dans son coin en buvant un thé vert fade ? A ces  » chinoiseries « , on préférera l’ autre journal, vraiment intime et d’une valeur littéraire bien supérieure, lui aussi resurgi des archives de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec). Il s’ agit de 330 fiches, rédigées par Barthes entre octobre 1977 et septembre 1979 après la mort de sa mère adorée, Henriette. Le maître à penser, alors, n’est plus qu’un  » gosse perdu « . Mais il a gardé l’ acuité de son regard. En analyste de sa propre douleur, il consigne jour après jour son horreur face à l’irrémédiable, ses phases d’insensibilité apparente, ses crises de larmes et les premiers signes de la dépression. Et même les rêves où la disparue revient le visiter, étrangement séparée de lui. Les passages les plus déchirants sont ceux où  » Roland  » se remémore ses rapports fusionnels avec celle qu’ à la façon d’un bébé il appelle  » mam. « , et qu’il dépeint sous les traits de quelque sainte gasconne, mettant  » de l’éthique et de l’esthétique  » dans ses moindres gestes.

Malgré quelques scories scolastiques (le  » métalangage « ), la minutie égocentrique de Barthes donne à ces fragments une fulgurance parfois de haïku. Plus proustien que jamais, l’auteur de La Chambre claire mire son deuil dans celui du narrateur d’A la recherche du temps perdu. Réfugié dans l’écriture, Barthes livrera plusieurs essais importants pendant cette période. Pourtant, le chagrin ne lui a pas permis d’accoucher de sa propre Recherche. Peut-être, avance-t-il, parce que la perte de l’être qu’il aimait le plus au monde lui a ôté le goût de l’avenir, de la postérité. A la lecture de ce journal d’un effondrement, les polémiques sur l’opportunité de sa publication paraissent en tout cas bien vaines. A plus forte raison s’ agissant d’un écrivain qui en resta, non sans délectation morose, au stade  » préparatoire  » du grand £uvre.

Carnets du voyage en Chine, Christian Bourgois/Imec, 247 p. Journal de deuil, Seuil, 308 p.

Philippe Chevallier et François Dufay

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