Aux portes du paradis

Avec La Révolution du plaisir féminin, Elisa Brune s’aventure toujours plus loin dans le décryptage de la sexualité des femmes. Messieurs (et pourquoi pas Mesdames), il reste du travail !

Voilà une auteure dont la marotte s’accorde à merveille au thème de la Foire du livre, cette année – Sex, books & rock’n’roll, du 1er au 5 mars, à Tour et Taxis (Bruxelles). Avec son humour jamais envahissant, Elisa Brune, 45 ans, nous mène d’un club libertin à l’antre d’une dominatrice, du cabinet d’un chirurgien réparateur d’excisions au labo d’un spécialiste du fétichisme chez les rates. Ensuite, le voyage continue, en compagnie de neurologues, de naturistes, de gynécologues, de rééducateurs à l’érotisme et de démonstratrices en fellation. Ceci n’est pas un roman, ni une enquête, ni un recueil de témoignages. C’est, sur près de 500 pages, un immense  » état de la question  » sur la sexualité des femmes.  » Une odyssée « , dit-elle, parce que ce travail l’a jetée, elle qui en connaît pourtant un fameux morceau, sur des îles où peu abordent. Diplômée en science de l’environnement et astrophysicienne de c£ur, Elisa Brune n’en revient toujours pas : l’anatomie intime des femmes, le simple fonctionnement de leurs organes génitaux, c’est encore et toujours et partout terra incognita

Le Vif/L’Express : Peu de scientifiques étudient sérieusement la sexualité des femmes. Les résistances sont énormes, surtout dans les milieux académiques et les facultés de médecine…

Elisa Brune : Les dysfonctions et les troubles sexuels sont tolérés comme de  » bons  » sujets d’étude. Mais la connaissance fondamentale sur la fonction sexuelle et son épanouissement possible n’est pas considérée comme un enjeu de santé. On est là dans le domaine du  » bien-être « , qui passe en dernier dans les priorités budgétaires. Ajoutez à cela un déséquilibre entre les sexes : combien de recherches, déjà, sur la fonction érectile masculine, si évidente et si mesurable (et avec des résultats tangibles en pharmacie !) ? Alors que la question du désir féminin reste désespérément dans le flou…

Mais il y a bien des chercheurs qui s’y collent, non ?

Oui. Mais on se trouve devant le paradoxe d’une recherche dispersée, confidentielle, ne sachant par où aborder le sujet. Les progrès, ici, requièrent des expérimentations encore peu recommandables pour une carrière académique, et vite qualifiées de scabreuses. Pourtant,  » 50 % des femmes n’ont pas d’orgasme, affirmait une experte américaine. Si c’était le cas des hommes, on déclarerait vite l’état d’urgence national…  » Alors, oui, c’est vrai, des scientifiques ont quand même mis les mains dans le cambouis. Pas simple, ni sur le plan pratique, ni social : échographier en laboratoire, au moyen de volontaires même très volontaires, un pubis de femme en activité sexuelle avec un partenaire réel, il faut bien mesurer ce que ça représente. Une hérésie pour la plupart des universitaires, du moins chez nous. Les Américains et les Australiens, eux, se montrent moins vite choqués.

A quoi servent ces études ?

A visualiser ce qu’on n’avait jamais vu jusque-là. On dispose enfin d’une preuve de la liaison mécanique entre clitoris et vagin. Les deux se chevauchent au moment du coït, en un point qui est précisément réputé être le point G. Aujourd’hui, les chercheurs sont à peu près d’accord (mais les discussions sont encore agitées) pour considérer que l’ensemble formé par le plafond du vagin, le clitoris et l’éponge para-urétrale qui entoure l’urètre constitue un tout fonctionnel. Autrement dit, le point G n’est pas un point mais une zone 3D.

Le reste de la machine féminine est encore largement méconnu…

Oui, et cette ignorance agit comme une sorte de ceinture de chasteté psychologique : elle réduit considérablement le potentiel sexuel des femmes. On peut certes jouer de la musique en connaissant trois notes, mais pas autant qu’en maîtrisant la gamme entière… Prenez les  » femmes fontaines  » – celles qui, non contentes d’avoir des orgasmes, les accompagnent de giclées joyeuses. Beaucoup de gens s’intéressent au sujet : des thérapeutes, des féministes, des coachs, des auteurs de livres et autres gourous qui, tous, placent ce phénomène au pinacle du plaisir féminin. Aucun scientifique, en revanche, ne s’y attelle pragmatiquement. Pas d’enjeu thérapeutique, donc aucune chance de financement. Mais chacun y va, pourtant, de sa petite théorie.

Les explications des spécialistes ne concordent donc pas ?

Même pas. Il y a une version  » politiquement correcte « , celle de l’émission d’un liquide prostatique produit par les glandes para-urétrales – ou de plasma sanguin chargé en sucres. Selon l’autre explication, ce serait simplement de l’urine très diluée et très claire. Mais personne n’aime le dire. Les femmes fontaines intéressent les médias, et même les passionnent, à condition qu’elles excrètent un liquide  » noble « . S’il s’agit platement d’urine, qu’elles restent loin des caméras… Un médecin partisan de la théorie urinaire m’expliquait qu’il ne se risquait même plus à l’exposer à certaines de ses patientes, car plusieurs, qui en avaient été informées, s’étaient ensuite bloquées au point de ne plus parvenir à jouir. Elles ne supportaient absolument pas l’idée de  » se pisser dessus « . Pas tellement vis-à-vis d’elles-mêmes, d’ailleurs. Le problème, c’est toujours le regard des autres.

Nous y sommes ! Vous relevez combien, chez les femmes, l’orgasme est fragile et conditionné par les représentations mentales.

C’est d’abord une question de cerveau et d’émotion. Une de nos structures neurologiques, le corps calleux, est 30 % plus développé chez la femme que chez l’homme. Cela confère aux femmes une plus grande facilité à exécuter deux tâches à la fois, mais, dans le cas précis du rapport sexuel, c’est plutôt un problème. Un homme qui fait l’amour ne fait rien d’autre. Une femme, en revanche, n’est pas facilement aussi concentrée, elle peut parfaitement penser à son agenda du lendemain… En vérité, le nombre d’obstacles qui s’interposent entre une femme et son plaisir est littéralement infini. Les inquiétudes ou complexes relatifs à l’image de soi en fournissent un bon contingent :  » Je suis trop grosse, mes seins sont trop petits, j’ai des vergetures, j’ai peur de faire des grimaces… « 

Sans compter ce nouvel item qui s’est ajouté, ces dernières années, à la liste des lamentations :  » J’ai un sexe affreux « .

Oui. Souci invraisemblable pour nos aïeules, mais parfaitement compréhensible dans le contexte actuel où de plus en plus d’images (notamment de contacts bucco-génitaux) circulent sur le Net, avec leurs messages contraignants induits. De ces évolutions se dégage un idéal de la jolie vulve, nette, propre, sans aucun poil ni rien qui dépasse. Un sexe de petite fille, en d’autres mots.

La réduction labiale est-elle en passe de suivre la même voie que l’augmentation mammaire, bien entrée dans les m£urs ?

Certainement. La fréquence de la chirurgie des petites lèvres augmente de 20 % par an. C’est l’ère du pretty pussy, du fashion minou. Or il faut savoir que, sur le plan de la taille, de la forme et de la texture, les petites lèvres (ou nymphes) sont l’élément qui montre le plus de diversité dans l’anatomie sexuelle féminine. La typologie l’évoque joliment dans ses vocables : en peloton, en jabot, en étoile, en papillon, en oreille de cocker… Enfin joliment, c’est vite dit : pour certaines femmes, c’est un drame d’avoir tout ce bestiaire entre les jambes. Elles en arrivent en pleurs dans les consultations.

Comment s’est fabriquée cette nouvelle conformité ?

Nous n’avons reçu aucune référence du passé : toutes les représentations occidentales, de la statuaire grecque à la peinture classique, tendent à éluder la chose, c’est-à-dire à installer l’absence : sexe de femme = pas de sexe. Les seules références explicites que nous ayons sont données par l’iconographie contemporaine (érotisme, pornographie, cinéma, magazines), qui va invariablement dans le même sens : épilation soignée et fente fermée. Donc, toujours pas de sexe à l’horizon. Mais pourquoi, pourquoi vouloir transformer son sexe en petit abricot ? Il faut vraiment travailler à changer les mentalités…

Echangisme, tantrisme, sadomasochisme… Vous décrivez mille façons, pour les femmes, d’accéder au septième ciel. L’extension des pratiques mène-t-elle à l’extension du plaisir ?

Il y a autant de façons de vivre l’échangisme que de cuisiner les champignons. Quant au tantrisme, il varie d’une approche très spiritualiste à d’authentiques massages érotiques. J’estime simplement que l’avantage d’être exposée à un tel éventail de témoignages donne à penser au-delà de ce qu’on connaît. Ce ne sont pas des modèles à suivre obligatoirement, juste des carburants pour la pensée. En matière de sexualité, il ne faut d’ailleurs jamais agir sous la pression – ni d’un partenaire, ni des copines, ni des médias, ni d’un livre. Mais, à l’inverse, il ne faudrait jamais s’empêcher de quoi que ce soit.

Moyennant, c’est vous qui le dites,  » précaution et discrétion « . Pourquoi ?

Parce que la société n’est pas mûre pour accepter tous les comportements sexuels féminins avec la même bienveillance. Si les sex-toys sont devenus tendance, les gigolos restent inavouables. Et prudence, oui, parce que tous les voyages ne sont pas sans risques. Tout dépend de la qualité des gens que l’on côtoie. J’insiste : pour s’épanouir, il ne faut pas nécessairement se lancer dans des pratiques nouvelles. Parfois même, c’est le contraire. L’important n’est pas de tout adopter, mais d’avoir la possibilité de le faire, si on en ressent la curiosité. Beaucoup de femmes sont encore des Belles au bois dormant : comme leurs aînées, sexuellement anesthésiées depuis des siècles. En continuant à mettre le couvercle sur la marmite, toutes ne sont pas toujours conscientes, aujourd’hui, de ce qu’elles perdent…

PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE COLIN

 » Mais pourquoi, pourquoi vouloir transformer son sexe en petit abricot « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire