Inoah, une pièce à l'inspiration urbaine pour dix danseurs masculins. © Kerstin Behrendt

Art abstrait

Pionnier d’un nouveau langage entre hip-hop et danse contemporaine, le Brésilien Bruno Beltrão sera à la Biennale de Charleroi danse avec sa dernière création Inoah. L’occasion de dresser le portrait d’un chorégraphe volontairement discret dans les médias, mais comptant parmi les plus grands.

Bruno Beltrão est un enfant des années 1980. Il est sans doute difficile pour les ados d’aujourd’hui d’imaginer à quoi ça pouvait ressembler de grandir dans cette décennie, sans Internet et sans smartphone. Une époque où, si on n’avait pas assez de thune pour acheter le CD single, il fallait guetter sur son radio-cassette la diffusion du tube du moment pour tenter de le capturer sur bande. Une époque où la chaîne MTV (lancée en 1981) a popularisé les vidéo-clips et où toute une jeunesse avide d’images imitait les pas et le look des stars américaines. C’était les débuts du hip-hop, du rap. Les icônes US adulées en Europe rayonnaient aussi directement vers le sud, sur le même continent. Originaire de Niteroi, ville située face à Rio de Janeiro dans la baie de Guanabara, Bruno Beltrão cite comme modèles MC Hammer, Sir Mix-a-Lot, Vanilla Ice, Steve B., Run DMC, Salt-N-Pepa, Us3, Michael Jackson…  » Je n’ai pas commencé à danser avec le hip-hop traditionnel, explique-t-il. Je n’étais pas dans la rue, je n’avais pas d’intention politique. J’aimais juste ce que je voyais dans ces clips américains et j’essayais d’apprendre ces mouvements. En fait, ma génération a découvert le hip-hop présenté à la télévision, qui était très différent de ce qui se passait dans les milieux underground aux USA dans les nineties.  »

Nous sommes toujours en train de questionner s’il est possible de mieux travailler sur la finesse et la douceur, et de quelle manière.

A 13 ans, Bruno Beltrão commence à fréquenter une boîte, le Scaffo, au Clube Naval de Jurujuba, un des districts de Niteroi. Un pôle d’attraction pour la jeunesse de la ville.  » Si vous interrogez quelqu’un qui y est passé, il vous dira probablement que ça a été la meilleure chose qui lui est arrivée dans la vie. C’était une époque mémorable.  » C’est là que le jeune ado découvre la danse, prend ses premières  » leçons  » sur la piste, intègre des références street dance, tout en nouant de nouvelles amitiés. Avec son complice Rodrigo Bernardi, il travaille ses chorés pendant la semaine avant de faire le show, en vrai prodige, le samedi soir au club.

Mais l’apprentissage en autodidacte ne suffit pas aux deux jeunes gens. Pendant un an, Bruno et Rodrigo suivent les cours de danse hip-hop d’un professeur israélien tout juste arrivé en ville, Yoram Szabo. Par l’intermédiaire d’amis, ils rencontrent aussi Helfany Peçanha, spécialiste du classique qui a sa propre compagnie, son propre studio et sa propre école dans le quartier d’Icarai. Elle les engage pour enseigner ce nouveau langage chorégraphique rafraîchissant. Ils ont à peine quatorze ans. Deux ans plus tard, le 15 juillet 1996, ils fondent le Niterói Street Group, embryon de la compagnie Grupo de Rua, aujourd’hui mondialement reconnue.

Subtil

Il aura fallu du temps, aux Etats-Unis comme ailleurs, pour que le hip-hop entre dans les théâtres et les salles de spectacle officielles. Mais son énergie, sa manière de repousser les limites du corps avec un tout nouveau vocabulaire sous-tendent à présent tout un pan de la danse contemporaine. Du cercle entourant la battle, le hip-hop s’est élargi aux proportions des scènes. En France, des chorégraphes issus de la rue et de l’immigration comme Mourad Merzouki et Kader Attou (1) l’ont fait entrer dans les circuits officiels, devenant même directeurs de Centre chorégraphiques nationaux. Si Bruno Beltrão a eu l’occasion de voir un spectacle de leur compagnie fondée en 1989 Accrorap ( » c’était la première fois que je voyais du  » hip-hop hybride « ), il préfère toutefois citer comme modèles le chorégraphe français Jérôme Bel, l’Américain William Forsythe ou la Belge Anne Teresa de Keersmaeker. Et face à ses créations, on comprend pourquoi. Il y a chez Beltrão un refus quasiment radical de l’anecdotique, de la narration. Bien sûr, on repère dans son travail les ombres furtives des figures  » classiques  » du hip-hop, mais aussi l’influence souterraine – et involontaire, insiste-t-il – de la capoeira, cet art martial né clandestinement chez les esclaves noirs qui imbibe la culture brésilienne et que certains danseurs du Grupo de Rua pratiquent. Mais la recherche chorégraphique de Bruno Beltrão est avant tout abstraite. Une recherche autour du mouvement, pur, dépouillé, libéré de tout récit, qui se traduit en solo ( Me and My Choreographer in 63, 2001), en duo ( From Popping to Pop or Vice-Versa, 2001), ou en danses de groupe ( Too Legit to Quit, un titre emprunté à MC Hammer, 2002, H2 en 2005, H3 en 2008…).

Une pièce qui entend trouver une voie alternative à la puissance frontale du hip-hop.
Une pièce qui entend trouver une voie alternative à la puissance frontale du hip-hop.© giada spera

Au sujet d’ Inoah (d’Inoã, le nom du quartier de Marica, à une quarantaine de minutes de Rio, où la compagnie a trouvé un espace pour ses répétitions), pièce pour dix danseurs masculins présentée à la Biennale de Charleroi danse (2) puis à Liège et Mons après être passée la saison dernière au Kunstenfestivaldesarts, à Bruxelles, Bruno Beltrão dément d’ailleurs le fait que le spectacle parlerait – comme on a pu l’écrire dans la presse – de migration.  » C’est une pièce abstraite, précise-t-il, qui continue d’essayer de répondre à de vieilles questions importantes pour nous : comment danser ensemble à partir d’un vocabulaire égocentrique ? comment ce vocabulaire peut-il créer d’autres espaces ? y a-t-il de la place pour la subtilité dans les danses urbaines ?  » Avec Grupo de Rua, le chorégraphe entend diversifier les intensités, les types d’énergies, trouver d’autres voies, alternatives à la puissance frontale typique de la danse hip-hop.  » C’est vrai que lorsqu’ils improvisent, les danseurs tombent le plus souvent dans cette manière très affirmée de bouger, mais ce n’est pas quelque chose que nous recherchons consciemment, souligne-t-il. Cette force est présente dans la façon dont les danseurs hip-hop occupent l’espace. Nous sommes toujours en train de questionner s’il est possible de mieux travailler sur la finesse et la douceur, et de quelle manière.  »

Cette quête perpétuelle, et les résultats artistiques qu’elle a engendrés, ont fait grimper Bruno Beltrão au firmament international des chorégraphes, au fil de tournées passant aussi bien par la Corée du Sud et la Tunisie que la Suède et le Maroc. Et au Brésil ?  » C’est difficile d’imaginer où en serait notre compagnie sans ses relations à l’étranger, constate-t-il. Cette année, nous n’avons pas une seule représentation prévue dans notre propre pays. Le gouvernement brésilien traite les artistes comme des espèces d’arnaqueurs qui cherchent à se faire de l’argent facile. C’est la raison pour laquelle tous les subsides dans ce domaine sont rabotés. Ce qui se passe pour le moment est encore pire que ce qu’on prévoyait : coupes massives dans les financements, démantèlement des institutions publiques qui avaient la charge de ce qui, au moins jusqu’à présent, était considéré comme un héritage commun, c’est-à-dire la forêt, la nourriture, l’éducation, la recherche scientifique, la culture… Tout cela est concrètement menacé. Notre président (NDLR : Jair Bolsonaro, classé à l’extrême droite) a une vision du monde très limitée. On est en train de remettre en question des choses impensables. On se demande si le nazisme est de gauche ou pas, si l’environnement doit être préservé, si l’homosexualité est une maladie, si la Terre est ronde… C’est incroyable que l’on parle de ça à nouveau aujourd’hui.  » Des retours en arrière effrayants, mais qui n’empêchent pas Bruno Beltrão d’aller de l’avant. En dansant.

(1) Leur spectacle commun Danser Casa est à voir le 3 décembre prochain à l’Espace Magh à Bruxelles et le 21 mars 2020 au PBA de Charleroi.

(2) Inoah : le 6 octobre aux Ecuries à Charleroi, dans le cadre de la Biennale de Charleroi danse, les 15 et 16 octobre au Théâtre de Liège, le 25 octobre au théâtre le Manège à Mons dans le cadre du Mons Street Festival.

Art abstrait
© pierre ricci

Du monde entier

L’édition 2019 de la Biennale de Charleroi danse, qui s’ouvre ce 4 octobre, présente un spectre international loin de se limiter au Brésil de Bruno Beltraõ. L’Espagnol Israel Galván y défendra le flamenco contemporain de El Amor Brujo (en première belge). La Japonaise Azusa Takeuchi (photo) présente (en première belge aussi) son installation de 81 ampoules et une danseuse Kara-da-Kara. Le Burkinabé basé à Philadelphie Olivier Tarpaga se penche sur la lutte pour les libertés des deux côtés de l’Atlantique dans When Birds Refused to Fly (encore une première belge). Quant au collectif français (La) Horde, il s’est intéressé à la portée politique de la danse – traditionnelle ou techno – en Géorgie.

Les chorégraphes belges – ou installés en Belgique – occupent bien sûr tout un volet de la programmation, avec notamment la création du Chant des ruines de Michèle Noiret, qui ouvrira la Biennale en compagnie de deux pièces de Boris Charmatz. D’autres premières figurent à cet alléchant menu : Glitch, où Florencia Demestri et Samuel Lefeuvre déploient les potentialités artistiques des dysfonctionnements technologiques ; Ida Don’t Cry Me Love, hommage de Lara Barsacq à la danseuse iconique des Ballets russes Ida Rubinstein (à qui, pour la petite histoire, Ravel dédia son Boléro) ; rOnde, où Félicette Chazerand emmène le jeune public (à partir de 10 ans) dans l’exploration du cercle à travers l’histoire de la danse ; Weg, où Ayelen Parolin interroge la notion de jouissance. Tout un programme !

Biennale de Charleroi danse : du 4 au 26 octobre à Charleroi et Bruxelles. www.charleroi-danse.be

Bruno Beltrão : une recherche chorégraphique avant tout abstraite.
Bruno Beltrão : une recherche chorégraphique avant tout abstraite.© dr

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